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Des bruits étouffés. Des voix. Elles n’avaient rien à voir avec celles de son cauchemar. Elles s’efforçaient de parler anglais avec un fort accent malais : « Hello… Hello… », « Cigarettes ? »

Il tourna la tête vers la droite et discerna, à travers des barreaux de bois peints en vert, des trognes sombres, confuses. Était-il en prison ? Il tourna les yeux vers la gauche. Un ciel nocturne se déployait, vibrant d’étoiles. Non. Il était à l’extérieur.

Il s’efforça au calme — à l’analyse de chaque fait. C’était la nuit. Une nuit bleue et verte, aux effluves de tropiques. Il se trouvait dans le couloir d’une galerie. À gauche, une grande cour de ciment. À droite, le mur de barreaux, derrière lequel s’agitaient un groupe de détenus. Dans leur dos, on discernait une grande pièce ponctuée de lits en fer. Il était bien en prison. Mais une prison à ciel ouvert.

Par réflexe, il tenta de se lever. Impossible : des courroies entravaient ses poignets et ses chevilles. La seconde suivante, il aperçut la barre chromée de son lit — un lit d’hôpital. Dans le même temps, il constata qu’il était vêtu d’une tunique verte. Les prisonniers portaient la même chasuble. Un autre détail lui apparut : ils avaient tous le crâne rasé. Leurs grands yeux ouverts dans l’obscurité ressemblaient à des blessures blanches. Ricanements, grognements. Il tendit l’oreille et distingua leurs paroles, en malais, chinois, thaï… Des propos incohérents. Des mots absurdes. Des cinglés.

Il était dans un asile de fous.

Un nom lui vint à l’esprit : Ipoh, le plus grand institut psychiatrique de Malaisie. Une bouffée d’angoisse le saisit. Pourquoi l’avait-on transféré ici ? Il n’était pas fou. Malgré les visages, malgré les cauchemars, il n’était pas fou. Il chercha à se souvenir de ses derniers jours et ne put se rappeler que les feuilles de bambou, les cloisons tressées. Que s’était-il passé ? Avait-il subi une nouvelle crise ?

Des bruits retentirent derrière lui. Un raclement de fauteuil, des froissements de papier. En pleine nuit, ces sons étaient plus incongrus encore que le reste. Reverdi se tordit la tête pour voir ce qui se passait. Sous la galerie, à quelques mètres, un bureau de fer trônait, couvert de paperasses.

Le gardien, qui somnolait derrière la table, se leva dans l’ombre et ajusta sa ceinture chargée d’un flingue, d’une bombe lacrymogène et d’une matraque. Pas précisément un infirmier. Jacques se trouvait donc dans le quartier réservé aux criminels. L’homme alluma une torche et se dirigea vers lui. Reverdi ordonna en malais :

— Tutup lampu tu. (Éteins ça.)

Le maton fit un bond en arrière — la voix l’avait surpris. Et plus encore, les mots prononcés en malais. Après une hésitation, il éteignit sa lampe et contourna, avec précaution, le lit. Dans l’obscurité, Jacques vit qu’il tendait la main vers un commutateur.

— N’allume pas, ordonna-t-il.

L’homme s’immobilisa. Il avait l’autre main crispée sur son arme. Le silence autour d’eux était total : les autres prisonniers s’étaient tus. Au bout de quelques secondes, il lâcha le commutateur. Reverdi souffla :

— Je ne dois pas voir ton visage. Aucun visage. Pas maintenant.

— J’appelle l’infirmier. On va te faire une piqûre.

Reverdi tressaillit. En une seconde, son torse s’enduisit de sueur. Il ne devait plus dormir. Les « Autres » l’attendaient dans son sommeil, derrière les mailles de rotin.

— Non, souffla-t-il à voix basse. Pas ça.

Le Malais ricana. Il retrouvait son assurance. Il se dirigea vers un téléphone mural.

— Attends !

L’homme se retourna avec colère. Sa main se noua sur sa matraque. Il n’était plus d’humeur à se laisser emmerder par un mat salleh.

— Regarde au fond de ma gorge, ordonna Reverdi.

Comme malgré lui, le maton revint sur ses pas. Jacques ouvrit la bouche et demanda :

— Qu’est-ce que tu vois ?

Le Malais se pencha avec méfiance. Jacques sortit sa langue et referma violemment ses maxillaires. Le sang gicla aux commissures de ses lèvres.

— Bon Dieu…, grogna le gardien en se précipitant sur le téléphone.

Reverdi l’interpella avant qu’il n’ait décroché :

— Écoute-moi ! Si tu appelles l’infirmier, je l’aurai complètement tranchée avant qu’il arrive. (Il sourit, des bulles chaudes se formaient sur son menton.) Je dirai que tu m’as frappé, que tu m’as torturé…

L’homme ne bougeait plus. Jacques profita de son avantage :

— Tu ne vas pas bouger. Je ferai semblant de dormir, jusqu’à demain matin. Tout ira bien. Réponds seulement à mes questions.

Le Malais parut hésiter encore, puis ses épaules tombèrent, en signe de capitulation. Il attrapa, sur une table roulante, un rouleau de papier hygiénique. Avec prudence, il s’approcha de Jacques et lui nettoya la bouche. Reverdi le remercia d’un signe de tête.

— On est à Ipoh ?

L’autre acquiesça — il avait le visage barré d’une moustache, la peau grêlée de traces d’acné. De vraies crevasses qui, dans le bleu nocturne, évoquaient les cratères de la Lune.

— Depuis combien de temps je suis ici ?

— Cinq jours.

Jacques fit un rapide calcul mental :

— On est mardi, mercredi ?

— Mercredi. 12 février. Deux heures du matin.

Il n’avait aucun souvenir de la période qui le séparait du dernier vendredi. Dans quel état était-il arrivé ici ? Son corps se couvrit à nouveau de transpiration.

— J’étais… inconscient ?

— Tu délirais.

Sa sueur se glaça. Elle lui piquait la poitrine, comme des particules de peur qui l’auraient éclaboussé.

— Qu’est-ce que j’ai dit ?

— Aucune idée. Tu parlais en français.

— Dégage, ordonna-t-il.

Le gardien se raidit face au ton autoritaire, puis retourna s’asseoir derrière son bureau, dans un bruit de trousseau. Reverdi se détendit, les épaules à plat sur son lit.

Au bout d’un long moment, il ne perçut plus aucun bruit du côté du maton — endormi. De l’autre côté des barreaux verts, les murmures s’apaisaient eux aussi : tout le monde retournait se coucher.

Il tenta de se souvenir encore. Il ne voyait rien qui concernât son hospitalisation. Mais d’autres fragments jaillissaient, d’une manière confuse. Des mots. La « chambre ». Les « jalons ». Le « chemin »… Il vit les parois de bambou, les traînées de sang. La peur le saisit de nouveau. Un éclair : la femme meurtrie, s’écoulant avec douceur…

Pourquoi avait-il paniqué ? Pourquoi avait-il eu tout à coup si peur de sa compagne ? Cette perte de contrôle allait lui coûter la vie. Il se souvint que cette incohérence appartenait en réalité au processus. Chaque fois, à la fin de la cérémonie, il déraillait. Mais d’ordinaire, il était seul. Seul dans la Chambre de Pureté — et cet instant d’abandon n’avait aucune conséquence.

Il se concentra encore et remonta la scène. La femme lacérée d’entailles. Sa main, à lui, tenant la flamme. Cette pensée devint si nette, si précise, qu’il se crut de nouveau dans la Chambre… Il eut envie de caresser ce corps ouvert, ruisselant, mais il savait que c’était impossible. La source était taboue.

Pourtant, il s’approcha de sa bien-aimée et contempla ses blessures. Il admira ces rivières sombres qui se répandaient sur la peau hâlée. Il éprouva une tendresse, une reconnaissance sans limites à l’égard de ces sillons qui lui apportaient la paix.