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Il se pencha. Au point d’entendre le bruissement des plaies. Au point de sentir la chaleur du corps… Il ferma les yeux et sentit, dans sa bouche blessée, le goût cuivré de son propre sang.

Lentement, le sommeil revenait.

Mais c’était cette fois un repos limpide, loin de tout cauchemar.

Il vit une dernière fois la flaque sombre qui se répandait à ses pieds, autour de sa compagne. Il s’y enfonçait lui-même comme dans un oreiller moelleux, bienfaisant, où nichaient ses pensées.

Un sourire s’épanouit sur ses lèvres.

Il n’avait plus peur : il était guéri.

6

Dans sa quête, les tueurs en série occupaient une place à part.

Aux yeux de Marc, ils étaient comme des diamants purs. Des pierres brutes. Chez eux, on ne trouvait pas de mobiles parasites, de passion aveugle, de panique de dernière minute. Aucun état d’âme qui puisse expliquer, voire excuser, l’acte meurtrier.

Rien d’autre que la pulsion de tuer.

Froide, isolée, impériale.

Il avait lu tous les livres sur la question. Les récits. Les biographies. Les autobiographies signées par les meurtriers eux-mêmes. Les ouvrages psychiatriques. Il avait lui-même rédigé des dossiers exhaustifs sur quelques-uns des plus célèbres. Il les connaissait mieux que personne. Jeffrey Dahmer, qui trouait le crâne de ses proies à la perceuse afin d’y verser de l’acide. Richard Trenton Chase, qui buvait le sang de ses victimes et plaçait leurs organes dans un mixeur, pour mieux en extraire le liquide vital. Ed Kumper, deux mètres, cent quarante kilos, cannibale, nécrophile, qui parlait à la tête de sa victime, posée sur la cheminée, pendant qu’il sodomisait son corps décapité. Ed Gein, qui se fabriquait des masques de chair avec le visage écorché de ses victimes.

En France, à partir de l’année 2000, il avait effectué des requêtes pour rencontrer des tueurs en série incarcérés. Il avait ainsi interrogé, parfois plusieurs heures, Francis Heaulme, Patrice Allègre, Guy George, Pierre Chenal… Il avait aussi interviewé leur entourage, approché leurs parents — et les familles de leurs victimes.

Chaque fois, il avait éprouvé la même déception.

Comme tous ceux qu’il avait déjà observés aux tribunaux, ces hommes étaient ordinaires. Certains étaient colossaux, d’autres crispés de tics, d’autres encore dotés de vraies sales gueules, mais leur apparence ne révélait rien de fondamental. Leur secret, leur abîme, était — et demeurait — à l’intérieur d’eux-mêmes.

Dans ces moments-là, il doutait de ses propres capacités d’enquêteur. Pourquoi ne réussissait-il pas à les comprendre ? À entrer dans leur tête ? À les imaginer en plein massacre ? Dans sa colère, il regrettait presque de ne pouvoir les surprendre en flagrant délit, les mains ensanglantées, à genoux devant leurs victimes refroidies.

À force d’étudier ces cas horribles, tout juste avait-il récolté quelques images, quelques leitmotivs, qui revenaient le hanter dans son sommeil. Il s’en félicitait. Au moins partageait-il quelque chose avec les tueurs.

Ainsi, il était obsédé par le bruit d’une lame. Celle de Francis Heaulme, lorsqu’il avait tranché la gorge d’une femme sur la plage du Moulin Blanc, près de Brest. Marc avait vu les photos de l’entaille : nette, profonde, partant du milieu du cou jusqu’à l’arrière de l’oreille gauche. La victime avait été retrouvée en maillot de bain, étendue sur les galets, et il y avait une sorte de lien cruel entre cette blessure nue, à pleine peau, et les cailloux gris livrés au vent et à la mer. C’était ce sinistre paysage qui se dessinait d’abord dans son sommeil puis, soudain, le sifflement l’arrachait au cauchemar. Le bruit de l’Opinel tranchant le cou.

Il rêvait aussi d’un tableau mystérieux représentant une femme très maigre, dont les bras étaient amputés des mains. La silhouette hiératique marchait, d’un air songeur, alors que son ventre était ouvert et ses entrailles emmaillotées. Chaque fois, au fond de son sommeil, Marc s’interrogeait : qui était-elle ? Où l’avait-il déjà vue ? Peu à peu, la réponse se formait, jusqu’à le réveiller. Le Spectre du sex-appeal. Un tableau de Salvador Dali.

Marc avait enquêté, en 1998, sur une série de meurtres commis à Perpignan, où on avait soupçonné le tueur de s’inspirer de cette toile. Dans un cas, au moins, la jeune victime avait été éviscérée et amputée des mains. Le meurtrier courait encore et Marc était persuadé que, tant qu’il serait libre, son obsession, sous le signe de Dali, planerait dans les airs et le contaminerait, lui, le journaliste solitaire qui cherchait le secret mais n’en attrapait que des bribes, des fumerolles.

Le bip de son répondeur le tira de ses pensées — depuis son réveil, il divaguait en regardant les portraits de Reverdi. La voix de Verghens retentit dans le grand espace de l’atelier : « C’est moi. Il y a trois jours que tu m’as remis ton papier merdique sur l’affaire de Malaisie. J’espère que t’auras du nouveau d’ici notre prochain bouclage. Appelle-moi ce matin. Sans faute. (Un temps.) Je te rappelle que dans quelques semaines, c’est la guerre. Plus personne n’aura rien à foutre de nos histoires. Alors, nom de Dieu : sors-nous un scoop ! »

Marc sourit à l’évocation du conflit imminent en Irak. Comme s’il avait besoin d’un compte à rebours pour se démener. Onze heures du matin. Il avait relevé sa boîte aux lettres. Aucun message de l’AFP, ni de Reuters ou d’Associated Press. Ni de ses contacts au News Straits Times et au Star, les principaux journaux de Kuala Lumpur. Aucune réponse du DPP (Deputy Public Prosecutor), l’équivalent en Malaisie du juge d’instruction, à qui il avait envoyé une requête. Aucun signe non plus de l’ambassade de France, censée rédiger un communiqué quotidien. À l’évidence, Reverdi était toujours en crise, au fond de son hôpital psychiatrique. Et le nom de son avocat n’était toujours pas connu. Le point mort.

Marc partit se concocter un expresso dans sa cuisine américaine, qui s’ouvrait sur l’atelier. Il était passionné par les cafés — un de ses tics de vieux garçon. Il avait ses filières pour se procurer des arabicas uniques, des robustas rares, des grands crus de tous pays, et il avait acquis, du temps de sa richesse, une machine très sophistiquée, avec buse « vapeur » pour cappuccinos et détartreur intégré, qui permettait de distiller de vrais nectars. Il buvait chaque jour une bonne vingtaine de ces breuvages corsés et variait les marques et les origines au fil des heures. Il se décida pour un petit colombien, qu’il surnommait le « marc au diable », tant il était violent. À réveiller un mort. Tout à fait ce qu’il lui fallait.

En sirotant son jus, à petites lampées, il demeura debout, derrière le comptoir de bois blanc, promenant son regard sur son antre. Un vaste carré de cent vingt mètres carrés, à la hauteur de plafond impressionnante. Lorsqu’il l’avait acheté, il lui avait semblé qu’une telle verticalité permettrait à son esprit de prendre son envol. Huit ans plus tard, cela restait encore à prouver.

Situé au rez-de-chaussée, l’atelier s’ouvrait sur une petite cour pavée, décorée de deux palmiers nains — deux gros ananas qui montaient la garde, à travers les baies vitrées. Les autres murs soutenaient des étagères qui supportaient des livres, des partitions, des CD. Des pans entiers de sa vie qui s’élevaient jusqu’aux verrières mansardées et ne constituaient que l’antichambre de sa véritable bibliothèque : une petite pièce annexe, en contrebas, tapissée de livres spécialisés.

Tout, ou presque, ce qui avait été écrit sur les tueurs en série se trouvait ici, coincé, entassé, répertorié. Ainsi qu’une foule de vieux journaux, traitant toujours de faits divers. Ce théâtre de sang était si complet que les autres journalistes du Limier venaient souvent pour consulter tel ou tel ouvrage ou se remémorer un tueur historique. C’était ce réduit qui expliquait l’odeur de moisi qui planait dans le loft et qui faisait dire à Vincent, à chaque visite. « Il faut que t’arrêtes de fumer des champignons. »