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«“S’il s’agissait d’un autre, déclara-t-il, je serais inflexible. Mais nous devons nous montrer indulgents à l’égard d’un homme qui a de tels cheveux. Quand serez-vous à même de prendre votre poste?

– Hé bien! c’est un petit peu délicat, car j’ai déjà une occupation.

– Oh! ne vous tracassez pas à ce sujet, monsieur Wilson! dit Vincent Spaulding. Je veillerai sur votre affaire à votre place.

– Quelles seraient mes heures de travail? demandai-je.

– De dix heures à deux heures.”

«Vous savez, monsieur Holmes: les affaires d’un prêteur sur gages se traitent surtout le soir, spécialement le jeudi et le vendredi, qui précèdent le jour de la paie. C’est pourquoi cela me convenait tout à fait de gagner un peu d’argent le matin! De plus, mon commis était un brave garçon, sur qui je pouvais compter.

«“D’accord pour les heures, dis je. Et pour l’argent?

– Vous toucherez quatre livres par semaine.

– Pour quel travail?

– Le travail est purement nominal.

– Qu’est-ce que vous entendez par purement nominal?

– Hé bien! vous devrez être présent au bureau pendant vos heures. Si vous sortez, le contrat sera automatiquement rompu sans recours. Le testament est formel là-dessus. Pour peu que vous bougiez du bureau entre dix heures et deux heures, vous ne vous conformeriez pas à cette condition.

– Il ne s’agit que de quatre heures par jour. Je ne devrais donc même pas songer à sortir.

– Aucune excuse ne sera acceptée, précisa M. Duncan Ross: ni une maladie, ni votre affaire personnelle, ni rien! Vous devrez rester ici, faute de quoi vous perdrez votre emploi.

– Et le travail?

– Il consiste à recopier l’Encyclopédie britannique. Le premier volume est là. A vous de vous procurer votre encre, votre plume et votre papier. Nous vous fournissons cette table et une chaise. Serez-vous prêt demain?

– Certainement.

– Alors, au revoir, monsieur Jabez Wilson; et encore une fois acceptez tous mes compliments pour la situation importante que vous avez conquise!”

«Il s’inclina en me congédiant. Me voilà rentrant chez moi, accompagné de mon commis: je ne savais plus très bien ce que je faisais ou disais, tant j’étais heureux!

«Toute la journée, j’ai tourné et retourné l’affaire dans ma tête. Le soir, le cafard m’a pris. A force de réfléchir, je m’étais en effet persuadé que cette combinaison ne pouvait être qu’une mystification ou une supercherie d’envergure, mais je ne distinguais pas dans quel but. Il me semblait incroyable que quelqu’un pût laisser de semblables dispositions testamentaires, et impensable que des gens paient si cher un travail aussi simple que de recopier l’Encyclopédie britannique. Vincent Spaulding fit l’impossible pour me réconforter; mais dans mon lit, je pris la décision de renoncer. Le lendemain matin, toutefois, je me dis que ce serait trop bête de ne pas voir d’un peu plus près de quoi il retournait. J’achetai donc une petite bouteille d’encre, une plume d’oie, quelques feuilles de papier écolier, puis, je partis pour Pope’s Court.

«Hé bien! je dois dire qu’à mon grand étonnement tout se passa le plus correctement du monde. La table était dressée pour me recevoir; M. Duncan Ross se trouvait là pour contrôler que je me mettais au travail. Il me fit commencer par la lettre A, et me laissa à ma besogne. Pourtant il revint me voir plusieurs fois pour le cas où j’aurais eu besoin de lui. A deux heures, il me souhaita une bonne journée, me félicita pour le travail que j’avais abattu, et quand je sortis, il referma à clé la porte du bureau.

«Ce manège se répéta tous les jours, monsieur Holmes. Chaque samedi, mon directeur m’apportait quatre souverains d’or pour mon travail de la semaine. Le matin, j’étais là à dix heures et je partais l’après-midi à deux heures. M. Duncan Ross espaça peu à peu ses visites: d’abord il ne vint plus qu’une fois le matin; au bout d’un certain temps il n’apparut plus du tout. Naturellement je n’osais pas quitter la pièce un seul instant: je ne savais jamais à quel moment il arriverait; l’emploi n’était pas compliqué, il me convenait à merveille: je ne voulais pas risquer de le perdre.

«Huit semaines s’écoulèrent ainsi. J’avais écrit des tas de choses sur Abbé, Archer, Armure, Architecture, Attique, et je comptais être mis bientôt sur la lettre B. Je dépensai pas mal d’argent pour mon papier écolier, et j’avais presque bourré une étagère de mes grimoires, lorsque soudain tout cassa.

– Cassa?

– Oui, monsieur! Et pas plus tard que ce matin. Je suis allé à mon travail comme d’habitude à dix heures, mais la porte était fermée, cadenassée: sur le panneau était fiché un petit carré de carton. Le voici: lisez vous-même!»

Il nous tendit un morceau de carton blanc, de la taille d’une feuille de bloc-notes. Je lus:

«La Ligue des Rouquins est dissoute.

9 octobre 1890.»

Sherlock Holmes et moi considérâmes successivement ce bref faire-part et le visage lugubre de Jabez Wilson, jusqu’à ce que l’aspect comique de l’affaire vînt supplanter tous les autres: alors nous éclatâmes d’un rire qui n’en finissait plus.

«Je regrette: je ne vois pas ce qu’il y a de si drôle! s’écria notre client, que notre hilarité fit rougir jusqu’à la racine de ses cheveux flamboyants. Si vous ne pouvez rien d’autre pour moi que rire, j’irai m’adresser ailleurs.

– Non, non! cria Holmes en le repoussant dans le fauteuil d’où il avait commencé à s’extraire. Pour rien au monde je ne voudrais manquer cette affaire: elle est… rafraîchissante! Mais elle comporte, pardonnez-moi de m’exprimer ainsi, des éléments plutôt amusants. Veuillez nous dire maintenant ce que vous avez fait lors que vous avez trouvé ce carton sur la porte.

– J’avais reçu un coup de massue, monsieur. Je ne savais pas à quel saint me vouer. Je fis le tour des bureaux voisins, mais tout le monde ignorait la nouvelle. En fin de compte, je me rendis chez le propriétaire: c’est un comptable qui habite au rez-de-chaussée; je lui ai demandé s’il pouvait me dire ce qui était arrivé à la Ligue des rouquins. Il me répondit qu’il n’avait jamais entendu parler d’une semblable association. Alors je lui demandai qui était M. Duncan Ross. Il m’affirma que c’était la première fois que ce nom était prononcé devant lui.

«“Voyons, lui dis je: le gentleman du N°14!

– Ah! le rouquin?

– Oui.

– Oh! fit-il, il s’appelle William Morris. C’est un conseiller juridique: il se servait de cette pièce pour un usage provisoire; Je la lui avais louée jusqu’à ce que ses nouveaux locaux fussent prêts. Il a déménagé hier.

– Où pourrais je le trouver?

– Oh! à son nouveau bureau. J’ai son adresse quelque part… Oui, 17, King Edward Street, près de Saint-Paul.

– Je courus, monsieur Holmes! Mais quand j’arrivai à cette adresse, je découvris une fabrique de rotules artificielles, et personne ne connaissait ni M. William Morris, ni M. Duncan Ross.”

– Et ensuite, qu’avez-vous fait? demanda Holmes.

– Je suis rentré chez moi à Saxe-Coburg Square pour prendre l’avis de mon commis. Mais il se contenta de me répéter que, si j’attendais, j’aurais des nouvelles par la poste. Alors ça ne m’a pas plu, monsieur Holmes! Je ne tiens pas à perdre un emploi pareil sans me défendre… Comme j’avais entendu dire que vous étiez assez bon pour conseiller des pauvres gens qui avaient besoin d’un avis, je me suis rendu droit chez vous.

– Vous avez bien fait! dit Holmes. Votre affaire est exceptionnelle, et je serai heureux de m’en occuper. D’après votre récit, je crois possible que les suites soient plus graves qu’on ne le croirait à première vue.

– Plus graves! s’exclama M. Jabez Wilson. Quoi! j’ai perdu cette semaine quatre livres sterling…

– En ce qui vous concerne personnellement, observa Holmes, je ne vois pas quel grief vous pourriez formuler contre cette ligue extraordinaire. Bien au contraire! Ne vous êtes-vous pas enrichi de quelque trente livres? Et je ne parle pas des connaissances que vous avez acquises gratuitement sur tous les sujets dont l’initiale était un A. Ces gens de la Ligue ne vous ont lésé en rien.

– Non, monsieur. Mais je tiens à apprendre la vérité sur leur compte, qui ils sont, et pourquoi il m’ont joué cette farce, car c’en est une! Ils se sont bien amusés pour trente-deux livres!

– Nous nous efforcerons donc d’éclaircir à votre intention ces problèmes, monsieur Wilson. D’abord, une ou deux questions, s’il vous plaît. Ce commis, qui vous a soumis le texte de l’annonce depuis combien de temps l’employiez-vous?

– Un mois, à peu près, à l’époque.

– Comment l’avez-vous embauché?

– A la suite d’une petite annonce.