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Il était huit heures et demie, les enfants du quartier se rendaient en courant à l’école voisine, les ménagères faisaient le marché.

Les boutiques des marchands de vins et des cafés-bars qui pullulent dans ce quartier, n’étaient pas désertes, bien que la plupart des hommes fussent partis au travail. Il en restait toujours qui chômaient, et que le programme d’une journée de repos poussait tout naturellement au cabaret.

Le bar qui donnait sur la rue de la Liberté était particulièrement achalandé. Il avait une apparence mystérieuse. De petits rideaux défraîchis en dissimulaient aux passants la clientèle. C’était une salle basse, enfumée, étroite, elle-même divisée en deux parties par une étroite cloison en carreaux de plâtre, recouverts d’un papier jadis rose tendre.

À droite de cette cloison, percée d’une sorte de judas, se trouvait le comptoir de zinc et quelques tables étroites. De l’autre côté de la cloison, le magasin de bois, charbon, margotins.

Bon prétexte pour le client qui venait chercher un seau de boulets et se retrouvait au milieu d’une partie de « coinchée », devant l’apéritif. Le patron, un gros Auvergnat apoplectique, c’était le père Joseph, et il avait mis comme enseigne à sa boutique : «  Aux Enfants du Lioran », ce qui lui donnait deux sortes de clients : les originaires du Centre, et ceux des autres départements.

Ce matin-là, on refusait du monde. Dès huit heures, en effet, une bande ayant envahi le petit café s’était mise à chopiner bruyamment. Mais le père Joseph n’y voyait aucun mal, puisqu’on lui payait d’avance le vin rouge.

Dans ce groupe patibulaire, se détachaient deux silhouettes d’hommes qui attiraient et retenaient l’attention. L’un était grand, maigre, sec. Il avait une tête osseuse, un crâne dénudé, cependant que de ses épaules tombantes, pendaient deux bras démesurément longs que terminaient des mains immenses. Il était vêtu, cet homme, d’un complet de velours, il portait au lieu de col un foulard rouge.

Son compagnon était, au contraire, un petit individu grassouillet, frétillant comme une carpe, au ventre rebondi sous la cotte bleue de mécanicien. Dans son visage jovial et narquois s’ouvraient deux yeux : l’un tout petit, l’autre démesurément grand.

Les deux n’arrêtait pas :

— Cette vieille crapule de Bec-de-Gaz.

— Cette grosse fripouille d’Œil-de-Bœuf.

— À la tienne ma vieille branche.

— À la tienne mon salaud.

Puis, le grand individu sec et osseux interpellait le patron :

— Écoute voir, père Joseph, amène encore une chopine, il nous faut du rouge et du bon.

Puis se tournant vers son compagnon :

— C’est moi qui paye, Œil-de-Bœuf, il faut tout de même que j’en ai du plaisir à te retrouver, pour régaler comme ça, la compagnie.

— T’occupe pas, Bec-de-Gaz, après la tienne, ce sera la mienne, de tournée.

Les deux apaches, Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, s’étaient rencontrés quelques instants auparavant, au coin de la rue de la Liberté.

Ils avaient été si surpris de se voir, ils s’attendaient si peu à se trouver l’un en face de l’autre, qu’ils avaient failli d’abord ne point se reconnaître. Et puis, il y avait si longtemps qu’ils ne s’étaient retrouvés, qu’instinctivement ils avaient redouté un rapprochement, mais, le souvenir de leur vieille amitié avait triomphé des appréhensions et les deux gaillards après une hésitation, très momentanée, étaient tombés dans les bras l’un de l’autre.

Naturellement, c’était chez le marchand de vin qu’on avait été célébrer cette heureuse rencontre. Et comme pour aller de l’endroit où ils se trouvaient jusqu’au cabaret du père Joseph, il fallait parcourir cent mètres, on avait rencontré une demi-douzaine de copains qui, flairant quelques bouteilles à boire, s’étaient bien gardés de manquer cette aubaine.

— C’est égal, j’ai plus de veine que toi. Après avoir échappé à la guillotine, ce qui n’arrivé pas à tout le monde, je suis maintenant en liberté provisoire et pour peu que je ne me fasse pas poisser pendant cinq ans, j’en aurais fini avec la surveillance des « curieux », tandis que toi, mon pauvre Bec-de-Gaz, t’es toujours sous le coup d’une rafle de la préfectance. Enfin te bile pas, on sera là pour te protéger, les copains et moi-même, on est pas des vaches, on n’ira pas causer.

— De quoi ? fit Bec-de-Gaz, ma parole Œil-de-Bœuf, on dirait que t’as été mis sur la terre pour me servir de garde-chiourme, c’est-y par hasard que tu te crois si fort maintenant, que Bec-de-Gaz a besoin de ta protection ?

— Dame, fit Œil-de-Bœuf, on sait ce qu’on sait. C’est-y pas vrai, Bec-de-Gaz, que tu t’as débiné de l’île de Ré après ta condamnation aux travaux forcés ? Les forçats évadés, ça se recherche, et ça se retrouve. T’es obligé de te cacher, tandis que moi qui bénéficie de la liberté provisoire, j’peux aller faire mon persil sans être empoisonné par les mouches de la Tour Pointue.

Bec-de-Gaz allait répondre, lorsque la porte du bar s’entrouvrit lentement, livrant passage à une gracieuse apparition.

C’était une femme toute jeune, à l’opulente chevelure brune, à la taille d’une finesse extraordinaire, qui faisait ainsi irruption dans le cabaret. Elle était vêtue simplement, d’un corsage et d’une jupe noire, cependant que, à sa ceinture, se nouait un petit tablier de calicot rouge. Au bras elle portait un vaste panier rempli de fleurs.

— Vous en faut-il ? interrogea-t-elle, en esquissant un joli sourire qui découvrait sous ses lèvres bien dessinées une rangée de dents éblouissantes.

Déjà, les hommes attablés, haussaient les épaules, et s’apprêtaient à refuser en corsant leur refus de quelque grossière plaisanterie, mais Bec-de-Gaz de même qu’Œil-de-Bœuf intervinrent ensemble :

— Des fleurs, s’écrièrent-ils, c’est pas ça qu’il nous faut.

Puis, Œil-de-Bœuf ajoutait :

— Mais, si tu veux prendre un verre avec nous, La Guêpe, c’est de bon cœur qu’on te le paie ?

Bec-de-Gaz, d’un coup violent de sa robuste main, expulsa d’un escabeau l’un des buveurs.

Puis, il désigna la place libre à la jeune femme qu’on venait d’interpeller.

Celle-ci secoua la tête en riant :

— Y a rien à faire les copains, vous ne m’aurez pas, ce n’est pas l’heure que je me grise.

— C’est-y celle où tu vas voir ton amoureux ?

— Mon amoureux ? s’écria-t-elle, vous ne le connaissez pas encore, moi non plus. Seulement, il est tout près de neuf heures et j’ai la marmaille à soigner.

Elle avait déjà disparu.

— C’est-y donc, interrogea Bec-de-Gaz, que La Guêpe a fait des mômes, depuis que je ne l’ai vue ?

Œil-de-Bœuf, gravement, répliqua :

— La Guêpe est aussi pure que la Vierge Marie, et c’est ce qu’il y a de plus rigolo dans l’affaire. Car les mômes dont elle parle, ce sont ceux de Marie Bernard, la légitime du terrassier qui habite dans la maison du coin. Faut croire qu’elle est piquée pour ces gars-là, car elle est toujours fourrée chez eux, en train de faire un tas de giries.

— Œil-de-Bœuf, observa Bec-de-Gaz, on dirait que ça te dérange ?

— Et toi-même ? répondit Œil-de-Bœuf, on dirait que te voilà embêté ? C’est-y donc que tu en pincerais pour La Guêpe ? C’est à croire, ma parole, que tu en as envie.

— Pourquoi pas ?

— Vraiment ?

Les deux hommes se mesurèrent du regard et la haine flamba dans le rictus de leurs lèvres, mais, machinalement, comme le père Joseph venait d’apporter une nouvelle chopine, ils remplirent leur verre.

— À la tienne, Bec-de-Gaz.

— À la tienne, Œil-de-Bœuf.

Puis, tous deux ensemble, inspirés par une même pensée, levaient leurs verres. Ils gueulèrent :

— À la santé de la Guêpe.

— À la santé de La Guêpe, répéta Bec-de-Gaz, c’est-y donc que nous en sommes tous les deux amoureux ?

— J’en ai bien peur, fit Œil-de-Bœuf, qui hocha la tête.

Les deux hommes se regardaient désormais avec cette tendresse émue qu’inspirent aux cœurs sensibles les vapeurs de l’ivresse naissante.