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— Bec-de-Gaz, s’écria Œil-de-Bœuf, en tendant sa main large à son compagnon, c’est pas parce qu’on est deux coqs emballés sur la même poule, qu’on n’est plus des frères.

Bec-de-Gaz répliqua d’une voix tremblante d’émotion :

— Œil-de-Bœuf, tu parles comme dans les livres, et t’as raison.

Bec-de-Gaz serra la main d’Œil-de-Bœuf :

— À la vie, à la mort.

Cependant que l’entourage des deux apaches applaudissait à cette déclaration de principe, Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, trinquèrent encore une fois.

Certes, ils étaient tous les deux épris de la même femme, mais ce n’était pas là une raison pour briser les liens de l’inaltérable amitié qui les unissait depuis tant d’années. L’essentiel c’était que l’on allait boire encore, que la vie était belle, que la journée s’annonçait bien.

— Viens prendre un verre, cria d’une voix tonitruante Œil-de-Bœuf, à un homme qui entrait au cabaret.

On se retourna pour regarder celui qu’interpellait l’ami de Bec-de-Gaz. C’était un ouvrier, à la tenue de terrassier, aisément reconnaissable. Il portait assujetti par une corde à son épaule, un lourd sac de toile duquel sortaient des outils saturés de terre glaise.

Il s’appuyait sur une pioche comme un bourgeois le ferait d’une canne, et autour de la taille, son pantalon de toile bleue était maintenu par une large ceinture de cuir jaune.

— Bernard, répéta Œil-de-Bœuf, viens-t’en trinquer avec nous.

L’homme, dont le visage était couvert d’une barbe épaisse et noire, fixa quelques instants le groupe d’un œil sombre. Il parut d’abord accéder à l’offre qui lui était faite, puis, brusquement, il tourna les talons, et ses gros souliers ferrés résonnèrent sur les dalles du cabaret.

— Merci. Non, je ne bois pas, je ne bois pas. Fini pour moi de prendre des petits verres.

Il sortit du cabaret, sans que l’on pût savoir pourquoi il y était entré. Œil-de-Bœuf, au surplus, ne se formalisait pas de ce nouveau refus. Il était tout oreilles pour entendre le récit que lui faisait Bec-de-Gaz de ses aventures extraordinaires.

Bec-de-Gaz, d’ailleurs, raillait son ami :

— C’est vrai, disait-il, que t’es libre, Œil-de-Bœuf, et tu l’as dis toi-même, ta liberté n’est que provisoire. Si les flics en ont envie, ils peuvent te boucler pour la moindre chose, et te voilà refait pour quatre ou cinq ans, tandis que moi je suis net et pur comme l’œil, libre comme l’air.

— Toi ? un forçat évadé.

— Un forçat évadé, nib de forçat mon vieux, nib d’évasion, la classe et la bonne. Comprends donc, Œil-de-Bœuf, que si je suis ici en plein milieu de Belleville et sans avoir les foies, c’est rapport à ce que j’ai été gracié.

— Gracié ? s’écria Œil-de-Bœuf.

— C’est toute une histoire, commença Bec-de-Gaz. Il y avait une fois, dans un petit patelin qu’on appelle Saint-Calais, un juge d’instruction qui, ayant eu à sa disposition le pauvre Bec-de-Gaz, ne trouva rien de mieux que de le faire mettre d’autorité sur une liste de condamnés qu’on devait amnistier. La grâce est intervenue et le Bec-de-Gaz en a profité. Il faut te dire cependant que si l’affaire a aussi bien réussi, c’est uniquement parce que le juge en question n’était autre que tu sais qui en personne.

Œil-de-Bœuf, abasourdi, allait demander des explications, mais son attention fut distraite par une rixe qui commençait à une table voisine et avait pour héros un homme à la silhouette redoutable, à l’énorme carrure, que tout le monde connaissait pour être le redoutable Bedeau.

Le Bedeau, attablé dans un coin depuis de longs instants avec une femme, une pierreuse au regard perçant, à la chevelure hirsute, à la mâchoire volontaire, avait peu à peu haussé le ton.

— Et puis non, jurait le Bedeau, en donnant un énorme coup de poing sur la table, cependant qu’il apostrophait sa compagne, et puis non, je ne marcherai pas avec toi, Fleur-de-Rogue, ça n’est pas que tu me déplaises, mais c’est des affaires qui ne me conviennent pas.

— Dis donc plutôt que t’as les foies.

Le Bedeau, lentement, avec un air soumis, reconnut :

— Eh ben, c’est vrai, Fleur-de-Rogue, j’ai peur de toi. Les hommes vivants ne m’ont jamais foutu les flubes, ça je peux le dire, mais les morts ça me fout le taf, et les morts ça te connaît.

— Que veux-tu dire ? Explique-toi.

— Il y a, fit-il, que je t’ai connu deux hommes, Fleur-de-Rogue, c’étaient des gaillards, des costauds, des types dans mon genre. Eh bien, le premier, Jean-Marie, tu sais bien l’aide du bourreau, il est mort de son métier, mort sur la Veuve, et d’une façon horrible. Quant à l’autre, c’était mon copain, mon poteau, Ribonard le galérien, et il est mort aussi, écrasé, broyé par le battant d’une cloche. Tu portes la guigne, Fleur-de-Rogue, tu es comme le choléra. Lorsqu’on se met avec toi, on en crève.

La pierreuse, profondément émue elle aussi, aux souvenirs qu’évoquait le Bedeau, frémissait de tout son être. Sa poitrine se soulevait, sous une respiration haletante, ses flancs tremblaient, sa lèvre tremblait. Ses paupières battirent, elle était superbe.

Soudain, le Bedeau n’y tenant plus, poussa un râle :

— Et puis, je m’en fous hurla-t-il, viens dans mes bras, Fleur-de-Rogue, je t’aime, je te veux.

Une clameur éclata aussitôt dans le bouge, clameur d’enthousiasme et d’admiration. Seul, le père Joseph, inquiet de ce tapage, sollicitait le silence.

— Taisez-vous, sacré bon Dieu, jurait-il, vous faites un boucan de tous les diables, le poste est à trois cents mètres d’ici. Aussi vrai que je m’appelle Joseph, les flics vont rappliquer.

Les consommateurs firent silence. Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz s’étaient levés, avaient changé de place et s’entretenaient mystérieusement autour d’une table dissimulée derrière le comptoir.

À côté d’eux, se trouvait un apache de Belleville, que les renseignements de police, depuis plus de dix ans, signalaient comme dangereux, mais que nul jusqu’alors n’avait pu prendre sur le fait, car on n’avait rien de précis à lui reprocher. C’était un homme de trente ans environ, à la face jaune et pâle, aux yeux percés en vrille, au front dénudé. Il avait des mines doucereuses, des gestes onctueux, la parole facile et la voix sympathique. On eût dit à le voir un petit employé de commerce, docile et sérieux, ou encore, petit bourgeois pacifique. Et cependant son nom évoquait des idées inquiétantes, déterminait des craintes, on l’appelait, et d’ailleurs c’était lui-même qui s’était ainsi baptisé : « Mort-Subite ». À côté de Mort-Subite se trouvait un homme au visage énergique, au regard autoritaire, à la silhouette robuste, et cet homme s’entretint longuement avec ses compagnons. Jetant sans cesse des coups d’œil de côté, comme s’il eût redouté une intervention intempestive, il tenait ses compagnons sous le charme de sa parole :

— Comprenez bien, mes amis, que, prisonnier de vous, immobilisé dans vos mains, laissé à votre merci, je ne pourrai plus rien. Tandis que libre d’agir, il me sera facile de reconstituer la bande des Ténébreux, de me remettre à sa tête et de vous faire bénéficier de toutes nos opérations.

Mort-Subite l’interrompait d’un geste :

— C’est très joli patron, tout ce que tu nous racontes là, mais faudrait tout de même pas nous prendre pour des poires. Voilà longtemps que tu nous emmènes dans un bateau de ce genre et que tu n’as jamais arrosé. Ah les promesses ne coûtent pas cher.

— Tu n’es pas juste avec moi, Mort-Subite, la vie n’est pas toujours facile et j’ai fait ce que j’ai pu, demande plutôt à Bec-de-Gaz.

— Ça, reconnut l’apache, j’pourrais pas dire le contraire.

Puis il ajouta dans un chuchotement, comme s’il avait su que le nom qu’il allait prononcer ne devait l’être qu’à voix basse :

— Fantômas a été bon pour nous, non seulement il m’a fait libre mais encore il m’a arrosé, ainsi que la mère Toulouche, avec assez de pèze pour nous débiner du patelin comme des bourgeois de la haute et nous ramener à Pantruche dans les wagons du chemin de fer.

Comment l’Invisible s’était-il abaissé jusqu’à venir discuter ses propres exploits avec des apaches, des sous-ordres, des soldats de la bande dont il était le chef ?