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« Rien n’a été détruit, déclara Ismet. Les promoteurs immobiliers ne se sont jamais aventurés jusqu’ici. Les anciennes cellules servent de débarras, nous les rendrons habitables.

— Quelqu’un veille sur tout cela », rétorqua Necdet.

Mais s’imaginer en ce lieu lui était agréable. Il y viendrait le soir, quand la clarté franchirait ce toit pour aller se répandre sur ce banc, en un à-plat de soleil. Il pourrait s’y asseoir pour se rouler un joint. C’était idéal, pour la fumette.

« Nous serons très bien, ici », affirma Ismet en regardant autour d’eux les balcons en surplomb, le petit rectangle de ciel bleu. « Je veillerai sur toi. »

Il ne faut pas que la police apprenne que Necdet squatte cette partie de la maison des derviches, le lieu où son frère a l’intention d’établir le siège de l’ordre islamique auquel il appartient. Pour les flics, ce sont justement les membres de ces sociétés secrètes qui font tout sauter. Et s’ils s’informent de ses antécédents en se rendant à son ancienne adresse, ils découvriront immédiatement ce qu’il a fait, là-bas à Basibüyük, et pourquoi Ismet Hasgüler a décidé de prendre son petit frère sous sa protection. Non, Necdet veut seulement continuer de travailler sans faire de vagues. Pas de policiers, merci.

Au-dessus du tram qui fume toujours l’air s’emplit de bourdonnements, de mouvements d’insectes. Des microbots. Ces appareils pas plus gros que des moucherons peuvent s’assembler selon diverses configurations en fonction des besoins. Au-dessus de Necatibey Cadessi ils fusionnent comme des gouttes de pluie pour devenir des drones d’investigation criminelle. Gros comme des moineaux, ces derniers vont se mêler aux pigeons qui survolent les ventilateurs bourdonnants pour prélever des échantillons d’air et chercher des traces de substances chimiques, lire les boîtes noires des véhicules et les enregistrements des cepteps, prendre des clichés de la scène du crime, dénombrer les survivants et identifier les visages maculés de sang et de suie.

Necdet se laisse dériver vers le pourtour du rassemblement de rescapés, de façon assez aléatoire pour ne pas éveiller les soupçons des drones qui vont et viennent. Deux femmes en combinaison verte d’un service paramédical s’accroupissent près de la conductrice qui a finalement craqué. Elle tremble et pleure, balbutie des propos se rapportant à la tête de la femme au foulard. Elle l’a vue, coincée entre le toit du tram et les barres de maintien, les yeux baissés sur elle. Necdet a entendu parler de choses de ce genre, au sujet des attentats suicides. La tête grimpe à la verticale et on la retrouve dans les arbres, au sommet des poteaux électriques, sous un avant-toit ou derrière l’enseigne d’une boutique.

Necdet se fond discrètement dans le cercle de spectateurs, il se faufile au cœur de la foule, pour s’en dégager.

« Excusez-moi, excusez-moi. » Mais il y a ce type, ce gros bonhomme au tee-shirt blanc démesuré qui lui barre le passage, une main levée vers le ceptep lové sur son œil ; une attitude qui signifie de nos jours : Je te filme. Necdet lève la main pour tenter de dissimuler son visage, mais le connard recule en filmant, filmant, filmant toujours. Sans doute se dit-il : ce scoop doit valoir dans les deux cents euros, ou encore : je vais mettre ça en ligne. À moins qu’il veuille simplement épater ses copains. Cependant, il reste sur le chemin de Necdet qui fuit les bourdonnements des microbots en comparant ces derniers à des moustiques suceurs d’âmes.

« Dégagez ! » Il pousse l’emmerdeur des deux mains, le fait reculer, recommence. La bouche de l’inconnu s’est ouverte, mais quand Necdet entend prononcer son nom c’est d’une voix au timbre féminin qui s’élève juste derrière lui.

Il se tourne. La tête flotte à la hauteur de son œil. Il la reconnaît. C’est bien la femme que l’explosion a décapitée. Le même foulard, la même mèche de cheveux gris qui dépasse au-dessous, le même sourire contrit. Un cône de lumière jaillit de son cou tranché, une lumière dorée. Elle rouvre la bouche, pour s’exprimer de nouveau.

Le coup d’épaule de Necdet fait tituber le gros type.

« Hé ! » s’écrie-t-il.

Les drones prennent de l’altitude en crépitant sur les bords, prélude à une dissolution et à un changement de configuration. Puis ils basculent en mode de surveillance pour se regrouper à proximité des feux bleus clignotants qui ne viennent qu’à présent grossir l’embouteillage en expansion dans toute la ville autour du tram 157 qui vient de faire l’objet d’un attentat à la bombe.

Dans le monde feutré de Can Durukan l’explosion n’est qu’un claquement assourdi. Son univers se résume aux cinq rues qui le séparent de son école spéciale, les sept rues et l’autoroute qui conduisent au supermarché, à la place qui s’ouvre devant le tekke d’Adem Dede et aux couloirs, balcons, cellules, toits et cours intérieures de la maison des derviches où il vit. Il connaît intimement tous les sons propres à ce microcosme qu’il perçoit sous forme de murmures. Celui-ci est nouveau, différent.

Can lève les yeux de l’écran qu’il a étalé sur son giron et tourne la tête d’un côté à l’autre. Il a vu croître en lui une capacité quasi surnaturelle pour déterminer la distance et l’emplacement du point d’origine de tous les bruits autorisés à pénétrer à l’intérieur de sa bulle protectrice. Il a une ouïe aussi développée qu’une chauve-souris. Il situe celui-ci à deux ou trois pâtés de maisons vers le sud. Probablement dans Necatibey Cadessi. Du séjour, il est possible de voir une étroite tranche de cette rue, et s’il s’insère d’une certaine manière dans l’angle de la terrasse surplombant la ruelle des Teinturiers il peut également admirer un reflet du Bosphore.

Dans la cuisine, sa mère prépare le petit déjeuner de yaourt et graines de tournesol qui devrait, selon elle, remettre son cœur en état.

Ne cours pas ! ordonne-t-elle par signes. Sekure Durukan dispose d’un assortiment d’expressions qu’elle adopte pour accentuer ce que disent ses mains. Elle arbore aujourd’hui sa mimique d’irritation et d’inquiétude, le masque de la femme fatiguée de devoir constamment répéter la même chose.

« C’est une bombe ! » lui crie Can. Il refuse de communiquer par gestes. Il n’a rien à reprocher à son audition. Seulement à son cœur. Et sa mère n’est pas sourde, elle non plus, même s’il a tendance à l’oublier.

Can a découvert que dans l’appartement du premier rien ne lui confère autant de pouvoir que tourner le dos. Il est ainsi possible de ne pas tenir compte d’un mot tronqué. Sa mère n’ose pas s’emporter contre lui. Elle sait qu’un cri pourrait le tuer.

Syndrome du QT Long. Un nom sec, parfait sur un formulaire. On devrait appeler cela choc cardiaque ou attaque foudroyante, une appellation qu’il serait possible d’utiliser dans ces documentaires façon parade des monstres où on expose à la télé le cas d’un enfant de neuf ans ayant une maladie bizarre et potentiellement fatale. Les ondes du chaos se déversent dans son cœur. Ions de potassium et de sodium se percutent sous forme de fronts d’onde et de graphiques dont la beauté fractale est évocatrice de tulipes noires. Un choc peut brouiller les impulsions électriques synchronisées. Un son assourdissant inattendu peut arrêter net son cœur. Une alarme de voiture, le claquement d’un volet, le brusque meuglement d’un muezzin ou l’éclatement d’un ballon en baudruche sont autant de choses qui risquent d’être fatales à Can Durukan. Pour toutes ces raisons, Sekure et Osman lui ont aménagé un cocon où tout est restreint et étouffé.