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Lefteres le confiseur a coutume de dire que tous les Grecs d’Eskiköy pourraient tenir dans une maison de thé. Toujours est-il qu’ils sont réunis autour de la même table.

« Le voici. »

Georgios Ferentinou traverse la place Adem Dede en se dandinant. Le terme place est un peu prétentieux pour qualifier ce qui n’est guère plus qu’un élargissement de la chaussée à la hauteur du tekke des mevlevis. Une vieille fontaine publique se dresse dans une niche murale, sans eau depuis bien plus longtemps que ne pourrait s’en souvenir le plus vieux des habitants d’Eskiköy. Elle est toutefois assez grande pour abriter deux çayhanes, le kiosque d’Aydin à l’angle de la rue des Poulets volés avec son étalage spectaculaire de revues porno russes suspendues avec des épingles à linge au bas de l’auvent, la supérette d’Arslan, la librairie Édifiante dont le propriétaire s’est spécialisé dans des publications colorées destinées aux enfants des écoles élémentaires, et une boutique d’art tenue par deux femmes. Aydin le pornographe prend son thé matinal à la çayhane de Fethi Bey, sur l’escalier insalubre du côté décrépit de l’ancien couvent des derviches. La place Adem Dede est trop petite pour deux maisons de thé mais assez vaste pour que s’y développent des rivalités.

« Quelle chaleur ! » siffle Georgios Ferentinou. Il s’évente avec un menu plastifié. Leurs commandes sont aussi immuables que les pierres d’Aya Sofya mais Bülent, le propriétaire de la çayhane, leur distribue toujours des menus. Ce malappris d’Aykut ne s’en donne pas la peine, de l’autre côté de la place. « Encore. » Georgios sue abondamment. Il est une boule de graisse posée sur des pieds de danseur minuscules, ce qui laisse supposer qu’il reste en équilibre instable et est constamment sur le point de basculer. Aucun des habitués de la çayhane ne l’a vu plus légèrement vêtu qu’avec son pantalon à la taille bien trop haute et la veste en lin blanc qu’il porte aujourd’hui. Une tenue complétée d’un chapeau au plus fort de l’été, comme lors de la canicule de 2022 et quand le soleil descend si bas qu’il les atteint en se faufilant dans la tranchée de la ruelle des Teinturiers, avec une paire de minuscules lunettes noires aux verres ronds qui transforme ses yeux en grains de raisins secs. Les jours de plus en plus rares où il neige sur la place Adem Dede et que les buveurs de thé doivent se réfugier à l’intérieur, derrière une vitrine embuée par leur haleine, un foulard en laine écarlate et un grand manteau noir lui donnent des airs de vieux négociant de Crimée des tout derniers temps de l’empire.

« Brûlant, reconnaît Constantin. Déjà.

— Nous t’avons gardé un gigot. »

Lefteres pousse une assiette sur la petite table de café. On y trouve une patte d’agneau détachée de son corps. Un délicat glaçage rouge rehausse son pourtour jaune granuleux. Depuis plus d’un siècle et demi, depuis qu’ils ont quitté Salonique pour gagner la capitale de l’empire, les Lefteres ont confectionné des agneaux pascals en pâte d’amande pour les chrétiens de Constantinople. Agneau pascal et fruits confits enrobés de feuilles d’or et d’argent sont les présents que les Rois mages ont apportés pour célébrer la naissance du Christ. Les Lefteres n’ont pas pour autant négligé la clientèle musulmane : confiseries au sésame et friandises sucrées fragiles pour le bayram de la fin du ramadan, boîtes de loukoums et croquants à la pistache pour les visites précédant un mariage et les douces conversations. La famille Lefteres a vendu sa confiserie avant la fin du siècle précédent mais le dernier représentant de la lignée prépare toujours de l’agneau au miel et des fruits confits, ses confiseries de bayram pour la place Adem Dede. Et tous ici l’appellent Lefteres le confiseur.

Bülent pose son immuable verre de thé à la pomme devant Georgios Ferentinou.

« Je vois venir le père », annonce-t-il.

Le dernier des quatre vieux Grecs de la place s’assied avec lourdeur sur son siège attitré, à côté de Georgios Ferentinou.

« Que Dieu protège tous ceux ici réunis. » Le père Ioannis étend avec difficulté ses jambes sous la table. « Maudits genoux. » Sans un mot, Bülent place devant lui le délicat verre tulipe contenant son infusion au tilleul. Le père Ioannis en boit une gorgée. « Ah ! C’est bon. Ces salopards ont remis ça.

— Qu’ont-ils encore fait ? veut savoir Bülent.

— Quelqu’un a vidé un seau de pisse sur le porche. La moitié a coulé sous la porte, à l’intérieur du sanctuaire. Je suis debout depuis quatre heures, pour nettoyer tout ça. Les salopards. Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est qu’ils ont dû y consacrer une semaine, pour en accumuler autant ! J’imagine ces ados regroupés autour d’un seau pour pisser dedans en ricanant.

— Tu pars de la supposition qu’il s’agit d’urine humaine, intervient le membre le plus pondéré de leur groupe. Mais elle pourrait provenir d’un animal de belle taille.

— En plein cœur de cette ville ? rétorque le père Ioannis. Quoi qu’il en soit, Dieu et sa Mère sont témoins que je sais reconnaître l’urine humaine à son odeur. »

Constantin, l’Égyptien d’Alexandrie, hausse les épaules et s’intéresse à la cigarette qui se consume à côté de ses doigts aux bouts jaunis.

« Il va me falloir beaucoup d’encens pour me débarrasser de cette puanteur avant Pâques, et qui va le payer ? marmonne le religieux. Je ne peux même pas obtenir du patriarcat qu’il débloque de quoi faire remettre cette tuile sur le toit. »

Georgios Ferentinou envisage de se rendre pour Pâques à l’église de Saint-Panteleimon. Il n’est pas croyant, ce serait indigne de lui, mais il n’est pas insensible à la folie savamment dosée des religions. La minuscule église se niche dans une ruelle qui part d’une ruelle qui part d’une ruelle. Plus ancien que tout le reste d’Eskiköy, Saint-Panteleimon est un noyau autour duquel le quartier s’est développé comme un fruit. On y trouve l’épée qui a préféré se tordre plutôt que de décapiter le martyr éponyme (saint Pantaléon que rien ne put occire jusqu’au moment où il en décida autrement) ainsi qu’un bel assortiment d’icônes du saint patron, pour certaines dans le style russe alternatif avec les mains clouées sur la tête. La propriétaire de la galerie d’art installée dans l’ancienne salle de danse du tekke a fait pour ces images macabres une proposition alléchante au père Ioannis. Mais il ne peut pas vendre ce qui ne lui appartient pas. Si Georgios Ferentinou se rend là-bas, peut-être y sera-t-il seul… avec deux veuves vêtues en noir corbeau sorties de Dieu sait où. La marée de la foi était au jusant avant même l’épuration ethnique de 1955, dans Eskiköy. Mais il a senti ces derniers temps le courant s’inverser furtivement, sous forme de suintements et ruisselets, serpentant entre les pavés et autour des linteaux. Ce qui réapparaît est une foi plus véhémente que celles de Saint-Panteleimon ou de l’ordre des mevlevis. Elle a une touche occidentale, plus brute, jeune et impatiente, plus assurée.

« C’est la chaleur, la chaleur, déclare Lefteres le confiseur. Ça attise la violence.

— Et le football, renchérit Bülent. Des supporters anglais se feront poignarder avant la fin de la semaine. Chaleur et foot. »

Et les Grecs de la maison de thé Adem Dede d’opiner du chef en murmurant leur approbation.

« Et ce pamphlet, l’avez-vous terminé ? » demande le père Ioannis à Lefteres.