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Adnan Sarioglu prend une vidéo.

« Plusieurs personnes s’intéressent à ce bien, insiste l’agent immobilier. Ces vieux yalis partent vite.

— Je dirais même qu’ils sont tous partis », rétorque Adnan Sarioglu.

Car ce n’est pas un vrai yali. Les authentiques ont été rachetés il y a longtemps ou se sont effondrés, emportés par le poids de leurs poutres pourries dans des anses oubliées des bords du Bosphore, quand ils n’ont pas été réduits en fumée par un incendie. Non, il s’agit d’une reproduction, même si elle ne manque pas de classe. La Turquie n’est-elle pas la patrie de la contrefaçon magistrale ? Et c’est quoi qu’il en soit aux antipodes de son petit appartement minable du huitième étage coincé entre les grondements de la voie express et les appels tonitruants du muezzin de la mosquée la plus proche.

Il balaie la terrasse avec son ceptep et dispose dans cet espace des meubles bas scandinaves. Il pourrait placer ici un bureau. À moins qu’il n’opte pour des divans en cuir et de vieilles tables à café ottomanes, comme dans les revues de décoration, avec une chaîne hi-fi à tout casser. Il y arriverait le matin et convoquerait ses avatars pour qu’ils lui communiquent les cours spot de Bakou à Berlin en tournoyant autour de lui. Les gros négociants, les Pasas, tous travaillent de cette façon… du club nautique, du gymnase, du restaurant. Plus rien n’est pesant. Oui, c’est la demeure idéale pour fonder une dynastie ! Il n’a pas les moyens de se l’offrir, bien entendu. Les informations que l’agent immobilier a glanées sur lui ont dû le lui apprendre, mais il a certainement découvert par ailleurs qu’il est du genre à gagner de l’argent, énormément d’argent, et c’est pour cette raison qu’il s’est levé avant l’aube, a pris une douche et s’est rasé de frais puis parfumé avant d’enfiler son plus beau costume.

Adnan fait un panoramique des flots. Il zoome sur les maisons pastel de la rive européenne. Voitures plus grosses, bateaux plus rapides, amarrages plus profonds, plus éloignés des ombres de leurs voisins. Argent et classe ont toujours été du côté occidental. Il réagit à retardement, revient en arrière. Entre les yalis fuselés et miroitants du XXIe siècle avec leurs toits photosynthétiques en pente douce il vient de voir un amoncellement de poutres, aussi grises et solitaires que des veuves, un toit qui s’est effondré à l’intérieur, une façade qui s’affaisse vers les flots, des fenêtres borgnes et mi-closes. Un spectre de maison à l’abandon, oubliée parmi ses jeunes voisines pimpantes. Un yali authentique. Il a pu tomber progressivement en décrépitude, année après année depuis la période ottomane. Il cligne de l’œil pour zoomer sur des fenêtres vides, des linteaux et avant-toits affaissés. Il ne peut imaginer à combien s’élèveraient les travaux de restauration nécessaires pour le rendre habitable, sans parler d’en faire un lieu où élever une famille, mais il sait où il ira ensuite. Il a sa place là-bas, dans l’ombre du pont, aux marches de l’Europe.

Il entrevoit de la fumée à la bordure de son champ de vision. Le panache s’élève tout droit, telle la hampe d’un drapeau dans l’air bleu limpide. En un instant, il a zoomé vers son point d’origine. Un plan superposé à l’image l’identifie : Beyoglu. Puis un flash d’actualité s’insère dans le chapelet des prix de l’énergie qui défile sur sa rétine : ATTENTAT À LA BOMBE DANS UN TRAM SUR NECATIBEY CADESSI. IMAGES À VENIR.

Ayse prend ce tram.

Son ceptep sonne trois fois, quatre, cinq, six. « Allô ?

— Tu en as mis, du temps !

— Le rabat se coince constamment. Il va falloir que j’en change.

— Tu as échappé à cette bombe, alors ?

— Oh, l’explosion s’est produite sur Necatibey Cadessi ! Je viens de voir passer des essaims de bots de la police. »

Adnan se demande si le détachement des choses de ce monde qui la caractérise est attribuable à sa nonchalance aristocratique naturelle ou à l’art et aux objets qui l’entourent. Sa boutique, qui vise une clientèle de P-DG de sociétés financières et de Pasas du carbone cherchant à investir dans ce qui est beau et mystique, n’est pas d’un grand rapport. C’est un passe-temps féminin. Elle y renoncera dès qu’ils s’installeront ici, quand ils auront leurs premiers enfants.

« C’est ton tram.

— As-tu oublié que j’ai décidé de partir plus tôt ? Je dois rencontrer un de mes fournisseurs avant d’ouvrir boutique.

— Eh bien, sois prudente. Ce genre d’acte n’est jamais isolé, vois-tu ?

— J’ouvrirai l’œil pour repérer les kamikazes en puissance. Ce yali, il est comment ?

— Je t’envoie une vidéo. Je risque de rentrer tard. Je vais essayer de rencontrer Ferid Bey, ce soir. »

Ce nom glissé dans la conversation est autant destiné à l’agent immobilier qu’à sa femme. Il y a un bref silence, l’équivalent d’un soupir d’exaspération.

« Alors, à je ne sais pas quand. »

Il ne regagnera leur domicile qu’à une heure tardive en se faufilant entre les feux de position qui s’incurvent sur le pont pour regagner leur appartement du huitième étage. Elle regardera la télévision ou lui lancera quelques coups d’œil distraits en préparant la lessive, à moins qu’elle ne se soit déjà couchée si ce rendez-vous s’est éternisé. Il ne lui restera alors qu’à se glisser entre les draps sans allumer la lumière, puis elle remontera à la surface comme un dauphin, en marmonnant, lorsqu’il se collera contre elle afin de communiquer la chaleur de son sexe à ses fesses si douces qui exerceront leur pression en retour, puis ils se laisseront emporter dans le sommeil, si rapidement qu’il n’aura pas eu le temps de ressentir le tiraillement dû à la peur de se noyer. Cerné par un doux parfum d’assouplissant. Il est conscient que ce n’est pas une vie idéale, mais il sait comment changer tout cela. Il ne reste que quelques jours d’efforts à fournir puis il pourra tourner la page.

Adnan Sarioglu referme son ceptep.

« Vous avez dit un million deux cents ?

— Nous avons reçu diverses offres, déclare l’agent immobilier.

— Je vous en donne un million cent.

— Les propositions sont habituellement supérieures au prix de base.

— Je n’en doute pas, mais ce n’est pas une proposition. Il s’agit d’un prix. Versement comptant. »

L’agent rougit et Adnan décide de pousser son avantage.

« Un million cent mille euros déposés en espèces à votre bureau avant midi, ce vendredi.

— C’est que…, nous n’acceptons pas d’espèces.

— Tiens donc ? Le liquide est pourtant roi. On peut faire tout ce qu’on veut, avec. Vendredi, à midi. Vous préparez l’acte de vente, je le signe, nous nous serrons la main et vous empochez mes billets. »

Trois minutes plus tard, la voiture d’Adnan Sarioglu s’engage sur la rampe d’accès du pont, accélère dans le flot de véhicules qui se dirigent vers l’Europe. Le pilote automatique ajuste la vitesse, les autres véhicules captent les signaux qu’il émet et modifient distances de sécurité et rapidité en conséquence. D’un bout à l’autre du pont du Bosphore, dans toutes les artères de l’immense Istanbul et à chaque seconde la pompe d’une circulation qui ne s’arrête jamais ajuste son débit pour réguler un troupeau de véhicules.

Inforoute à l’heure tapante. L’attentat contre le tram ne fait déjà plus la une. Pas de victime, à part l’auteur de l’attentat. Une femme. Inhabituel. Pas de promesse de paradis pour elle, seulement une éternité de mariage avec le même vieux con. Un problème familial, sans doute. Comme toujours. Les hommes meurent pour des abstractions, les femmes pour leurs proches. Non, ce qui intéresse tous les Stambouliotes, c’est le temps. Chaleur, chaleur et toujours chaleur. Un pic de trente-huit degrés avec quatre-vingt-dix pour cent d’humidité, aucune amélioration en perspective. Adnan hoche la tête avec satisfaction lorsqu’il voit le cours spot du gaz d’Extrême-Orient ramper en clignotant au bas du pare-brise. Ses options de livraison à quarante-huit heures de gaz de la Caspienne vont atteindre leur prix d’exercice ce matin. Un joli petit gain. Il touchera des primes qui serviront à régler les frais qu’entraîne Turquoise. Le cash est toujours roi. Adnan glisse l’embout de l’inhalateur dans sa narine favorite. L’afflux de nanos se répand dans son proencéphale et les nombres acquièrent de la netteté, la mise au point est plus précise. Il flotte loin au-dessus du tissu doré des transactions et des ventes à terme, du comptant et des exercices. Seuls les nanos permettent à Adnan de voir ce qui se cache sous tous ces échanges. Les vieux traders en utilisent de plus en plus pour ne pas se faire larguer par les jeunes Turcs. Il a vu leurs mains trembler et leurs yeux s’égarer, lorsqu’il emprunte avec eux l’ascenseur express pour descendre au parking souterrain après la fermeture du back-office. Nanos, gaz de la Caspienne, CO2 et échanges sont autant de maillons de la chaîne du carbone.