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Il faut que je tue le Charognard. Point final.

Je ne tiens pas à être tué par un sauvage dans cette forêt, et je ne tiens pas non plus à être condamné par une cour martiale tribale. Je veux vivre pour retourner dans mon propre temps. Je m’accroche à la petite chance que l’arc-en-ciel revienne me chercher, me donnant ainsi l’occasion de raconter mon histoire dans ce que j’ai commencé à considérer comme le futur. Je tiens à faire mon rapport.

La nouvelle que j’aimerais vous apporter à vous tous, là-bas, dans le monde du futur, c’est que ces gens de la période glaciaire ne se voient pas du tout comme des primitifs. Ils savent, ils sont absolument persuadés qu’ils constituent le sommet de la création. Ils ont un langage – deux, en fait –, ils ont une histoire, ils ont une musique, une poésie, une technologie, des arts, une architecture. Ils ont une religion. Des lois. Ils ont un mode de vie qui marche depuis des milliers d’années, et continuera de marcher pendant encore des milliers d’années. Il se peut que vous pensiez que la vie ici se réduit à des grognements et de grands coups de massue, mais vous vous trompez. Je puis rendre ce monde réel pour vous, si seulement je pouvais revenir vers vous.

Mais si je ne peux jamais revenir, il y a ici un tas de choses que j’ai envie de faire. J’ai envie d’apprendre cette épopée de leur cru et de la mettre par écrit à votre intention. J’ai envie de leur apprendre à construire des kayaks et des ponts, et peut-être d’autres choses encore. J’ai envie de finir la maison en os que nous avons commencé à construire la semaine dernière. J’ai envie de continuer à chahuter avec mes copains B. J., Danny, Marty et Paul. J’ai envie de Sally. Bon Dieu, je pourrais même avoir des enfants d’elle et injecter mes propres gènes futuristes dans le patrimoine héréditaire de la période glaciaire.

Je n’ai pas envie de mourir aujourd’hui en essayant d’accomplir une bête mission meurtrière dans cette froide et sinistre forêt préhistorique.

Le matin se réchauffe, mais il ne fait quand même pas chaud. Je retrouve la piste, du moins en ai-je l’impression, et me voilà en route vers l’est et le nord, dans la forêt. Derrière moi j’entends des rires, des cris et des chansons alors que le travail reprend sur la nouvelle maison, mais je me trouve bientôt hors de portée de tous ces bruits. Je tiens maintenant le couteau à la main, prêt à tout. Il y a des loups par ici, ainsi qu’un être à moitié humain qui risque de me tuer avant que je puisse le tuer.

Je me demande quelles sont mes chances de le trouver. Je me demande aussi combien de temps je suis censé rester dehors – deux heures, un jour, une semaine ? –, de quoi je suis censé me nourrir, comment je vais faire pour ne pas me geler le cul une fois la nuit tombée, et ce que Zeus dira ou fera si je reviens bredouille.

Je vais au hasard à présent. Je ne me sens plus du tout comme Sherlock Holmes.

Travailler à la maison en os, voilà ce qui me conviendrait mieux en ce moment. L’hiver approche et la tribu est devenue trop grande pour les quatre maisons existantes. B.J. dirige le boulot, Marty et Paul chantent, jouent du tambour et de la flûte, et à peu près sept d’entre nous s’appuient le travail pénible.

« Place ces maxillaires le menton en bas », beuglera B.J. pendant que j’essaie d’en glisser un du mauvais côté dans les assises. « Le menton en bas, abruti ! Voilà qui est mieux. » Paul se lance dans un formidable battement de tambour, sa façon de m’applaudir pour avoir compris dès la deuxième fois. Marty se met à composer une ballade sur ma formidable bêtise, et tout le monde s’esclaffe. Mais c’est un rire affectueux. « Et maintenant ce bout de colonne vertébrale de l’autre côté », me braille B.J. Je tire une longue enfilade de vertèbres de l’énorme tas. Les os sont blancs, de bons vieux os qui ont longtemps traîné dehors. Ils sont denses et lourds. « Cale-moi bien ça là-dedans ! Plus serré ! Plus serré ! » Je peste et souffle sous l’énorme poids de ce truc, vacille un peu, arrive je ne sais comment à le mettre en place, et fais un saut de côté juste au moment où Danny et deux autres compères m’arrivent dessus, ployant sous le poids d’un gigantesque crâne.

Les maisons d’hiver sont des structures compliquées et recherchées qui demandent une réelle ingéniosité sur le plan de la conception et de la construction. À ce point du temps, il est possible que B.J. soit le meilleur architecte que le monde ait jamais connu. Il trimbale un morceau d’ivoire sur lequel il a gravé un plan de la maison et s’assure que tout le monde incorpore os, crânes et défenses dans la structure de façon correcte. Ce ne sont pas les matériaux de construction qui manquent. Depuis 30 000 ans qu’il se chasse des mammouths dans le coin, il y a assez d’os aux alentours pour construire une ville de la taille de Los Angeles.

Les maisons sont chaudes et douillettes. Elles sont rondes et surmontées d’un toit en coupole, comme de gros igloos en os. Leur assise est constituée d’un cercle de crânes de mammouths sur lesquels une centaine de maxillaires s’empilent en chevrons pour former le mur. Le toit est fait de peaux tendues sur d’énormes défenses disposées en arches. Le tout est soutenu par une charpente en bois et des os plus petits, joints à un revêtement d’argile rouge, servent à boucher les trous dans les murs. Il y a une entrée faite de gigantesques fémurs dressés verticalement. Tout cela peut paraître bizarre, mais une étrange beauté se dégage de l’ensemble et, une fois à l’intérieur, vous ne vous douteriez jamais que les vents cinglants du pléistocène sont là à hurler tout autour de nous.

La tribu est semi-nomade et vit de la chasse et de la cueillette. En été, un été qui dure environ deux mois, ils parcourent la steppe, tuant des mammouths, des rhinocéros et des bœufs musqués, et mettant en sac des baies et des fruits à écale en prévision de l’hiver. Vers ce que je suppose être le mois d’août, le temps se rafraîchit et ils reprennent le chemin de leur village de maisons en os en chassant le renne en route. Quand arrive la saison véritablement mauvaise – quelque chose comme une fois et demie les rigueurs du Minnesota –, ils sont installés pour l’hiver avec six mois de viande entreposée dans des fosses de congélation creusées dans le permafrost. C’est une vie bien réglée. Il y a ici une véritable communauté. Je voudrais lui donner le nom de civilisation. Mais – tandis que je traque ma proie humaine dans le froid – je me rappelle que la vie ici est dure et étrange. Étrangère. Peut-être que je me livre à ce jeu des surnoms-comme-on-s’en-donne-entre-bons-copains pour préserver ma santé mentale, croyez-vous ? Je ne sais pas.

Si je suis tué aujourd’hui en pleine nature, ce que je regretterai le plus sera de n’avoir jamais appris leur langage religieux secret et de ne pas être fichu de comprendre la grande épopée historique qu’ils chantent chaque soir. Ils ne veulent tout simplement pas me l’apprendre. C’est manifestement quelque chose que les intrus ne sont pas censés comprendre.

L’épopée, m’explique Sally, est un immense récit de tout ce qui a pu arriver : L’Iliade, L’Odyssée et l’Encyclopaedia britannica réunies, une vaste saga où interviennent des dieux, des rois, des hommes, des guerres, des migrations, des empires évanouis et de grandes calamités. Le texte est si long et la description que m’en fait Sally si lacunaire que je n’ai qu’une très vague idée de son sujet, mais quand je l’écoute, j’ai désespérément envie de le comprendre. C’est l’histoire véritable d’un monde oublié, les annales tribales de trente millénaires racontées dans une langue oubliée, autant de choses aussi perdues pour nous que les rêves de l’année passée.