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C’est en début d’après-midi que je tombe sur le Charognard. Un pur hasard. Il y a un bon moment que j’ai perdu sa piste – le sol de la forêt est recouvert par ici d’un tapis d’aiguilles de pin et je ne suis pas un chasseur assez expérimenté pour distinguer là-dedans une trace d’une autre – et j’avance sans but précis quand je vois quelques branches brisées ; puis je flaire une odeur de bois en train de brûler, je me laisse guider par elle sur une trentaine de mètres, jusqu’à une légère éminence, et le voilà, accroupi près d’un petit foyer fabriqué à la va-vite sur lequel il fait rôtir deux lagopèdes embrochés sur un bout de bois. Tout charognard qu’il est, il est meilleur que moi quand il s’agit de coincer des lagopèdes.

Il est vraiment très vilain. Jeanne n’exagérait en rien.

Il a une tête énorme qui fait saillie sur l’arrière. Sa bouche est un museau où ne se distingue pratiquement aucun menton, et son front s’incline jusqu’à d’énormes arcades sourcilières pareilles à celles d’un singe. Ses cheveux font penser à de la paille, et il en a partout, bien qu’il ne soit pas particulièrement hirsute, ni plus velu que bien des hommes que j’ai connus. Il a des yeux gris, oui, et petits, profondément enfoncés dans les orbites. Il est trapu, comme un champion olympique d’haltérophilie. Il porte une espèce de pagne de fourrure et rien d’autre. C’est un Néanderthal bon teint, tout droit sorti des manuels, et quand je le vois un frisson me court le long de la colonne vertébrale comme si je n’avais jamais vraiment cru jusqu’à cette minute que j’avais fait un voyage de 20 000 ans dans le temps et que ce n’était que maintenant, merde alors, que cette idée devenait enfin réalité à mes yeux.

Il flaire mon odeur, ses gros sourcils se froncent et tout son corps se raidit. Ses yeux se fixent sur moi, il m’examine, me jauge. L’endroit est très calme et nous sommes des ennemis primordiaux, face à face sans personne aux alentours. Je n’ai jamais rien ressenti de pareil.

Nous sommes à cinq, six mètres l’un de l’autre. Je peux le sentir comme il peut me sentir, et c’est l’odeur de la peur des deux côtés. Impossible de prévoir ce qu’il va faire. Il se balance un peu d’avant en arrière, comme s’il s’apprêtait à bondir et à charger, ou peut-être à détaler dans la forêt.

Mais il ne fait rien de tout cela. Le premier moment de tension passe et ses muscles se relâchent. Il n’essaie pas d’attaquer, et il ne se relève pas pour s’enfuir. Il se contente de rester où il est dans une attitude mi-patiente, mi-fatiguée, sans me quitter des yeux, attendant de voir ce que je vais faire. Je me demande si je ne suis pas en train de me faire couillonner, de m’exposer à une brusque attaque.

J’ai tellement froid, tellement faim et suis tellement fatigué que je me demande si je serai capable de le tuer quand il me sautera dessus. Et durant une seconde c’est presque le dernier de mes soucis.

Puis je me moque de moi pour attendre de l’astuce et de la ruse d’un homme de Néanderthal. En un instant, voilà qu’il ne représente plus aucune menace pour moi. Il n’est pas joli, joli, mais il ne ressemble ni à un farfadet ni à un démon, simplement à un vilain bonhomme râblé tout seul au milieu d’une forêt glaciale.

Et j’ai la certitude que je ne vais pas essayer de le tuer, non parce qu’il est terrifiant mais parce qu’il ne l’est pas.

« On m’a envoyé ici pour te tuer », lui dis-je en lui montrant mon couteau de silex.

Il continue de me fixer. Je pourrais tout aussi bien parler anglais, ou sanscrit.

« Je ne vais pas le faire, je lui explique. C’est la première chose qu’il faut que tu saches. Je n’ai jamais tué personne et je ne vais pas commencer avec quelqu’un qui est pour moi un parfait étranger. D’accord ? Compris ? »

Le voilà qui me dit quelque chose. Sa voix est douce et indistincte, mais je peux affirmer qu’il parle une tout autre langue.

« Je ne comprends pas ce que tu me racontes, dis-je, et tu ne me comprends pas. On est donc à égalité. »

Je fais deux pas vers lui. J’ai toujours le couteau à la main. Il ne bouge pas. Je me rends compte à présent qu’il n’a pas d’armes et que même s’il est solidement bâti, au point de pouvoir probablement m’arracher les bras en deux secondes, je serai toujours en mesure de lui planter d’abord mon couteau dans le lard. Je tends un doigt vers le nord, loin du village, et fais un grand geste circulaire. « Tu serais bien avisé d’aller par là », dis-je à haute et intelligible voix, comme si cela avait de l’importance. « Arrache-toi de ce coin. Autrement ils te tueront. Tu comprends ? Capisce ? Verstehen Sie ? Va-t’en. Tire-toi. Dégage. Je ne veux pas te tuer, mais eux, si. »

Je gesticule de plus belle, lui mimant de façon appuyée sa route vers le nord. Il me regarde. Il regarde le couteau. Ses narines caverneuses s’élargissent et palpitent. Je songe un instant que j’ai mal interprété son attitude, que je me suis trompé sur son compte de la façon la plus idiotement naïve qui soit, qu’il attend simplement que j’aie fini mes discours pour me sauter dessus.

C’est alors qu’il détache un morceau de viande du volatile qu’il était en train de faire cuire, pour me l’offrir.

« Je viens ici pour te tuer, et tu m’offres à déjeuner ? »

Il me tend le bout de viande. Une façon de me graisser la patte pour que je lui laisse la vie sauve ?

« Je ne peux pas, dis-je. Je suis venu ici pour te tuer. Écoute, je vais tourner les talons et m’en aller, d’accord ? Si on m’en fait la demande, je ne t’ai jamais vu. » Il agite la viande dans ma direction et je me mets à saliver comme si c’était du faisan en vitrine. Mais non, non, je ne peux pas accepter ce repas. Je tends un doigt vers lui, puis de nouveau vers le nord, et lui indique une fois de plus qu’il ferait bien de déguerpir avant le coucher du soleil. Puis je fais demi-tour et commence à m’éloigner, en me demandant si c’est le moment où il va me sauter dessus par-derrière pour m’étrangler.

Je fais cinq pas, dix, puis je l’entends venir derrière moi.

Ça y est. Nous allons pour de bon nous battre.

Je me retourne, mon couteau prêt à frapper. Il pose un regard attristé dessus. Il se tient là, toujours son morceau de viande à la main, bien décidé à me le donner quoi que je fasse.

« Seigneur, fais-je. Tu as simplement besoin d’un peu de compagnie. »

Il dit quelque chose dans cette langue douce et indistincte qui est la sienne et me tend la viande. Je la prends et l’engloutis en deux temps trois mouvements, bien qu’elle soit à moitié cuite – taré de Néanderthal ! – et me mette au bord de la nausée. Il sourit. Peu importe son aspect ; s’il sourit et partage sa nourriture avec moi il est tout ce qu’il y a d’humain selon mes critères. Je lui rends son sourire. Zeus va me massacrer. Nous nous asseyons et regardons cuire l’autre lagopède, puis, quand il est prêt, nous le partageons. Tout cela sans dire un mot. Il a du mal à arracher une aile ; je lui tends mon couteau et il s’en sert maladroitement avant de me le rendre.

Après m’être restauré, je me relève et dis : « À présent je m’en vais. Tu ne peux pas savoir comme je voudrais que tu partes vers les collines avant qu’ils ne t’attrapent. »

Puis je tourne les talons et me mets en marche.

Et il me suit comme un chien perdu qui vient d’adopter un nouveau maître.

Je le ramène donc au village avec moi. Il n’y a tout simplement pas moyen de se débarrasser de lui, à moins de s’en prendre physiquement à lui, ce que je ne suis pas disposé à faire. Au moment où nous émergeons de la forêt, une bouffée de peur me retourne l’estomac. Je pense d’abord que c’est le lagopède rôti qui essaie de remonter, mais non, c’est de la terreur pure et simple, parce que le Charognard a manifestement l’intention de jouer les crampons jusqu’au bout, et que le bout ne promet rien de bon. Je vois déjà les yeux flamboyants de Zeus, son air furibond. Le chef de ces temps de glace devenu un ouragan de colère sous le coup de la contrariété. Puisque je n’ai pas fait mon boulot, ils le feront à ma place. Ils vont le tuer et peut-être moi avec, puisque je me serai révélé un dangereux crétin ramenant chez lui l’ennemi qu’il avait pour mission d’éliminer.