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En descendant il me regarde de trois quarts et dit, sans souci de se faire entendre :

— C'était un rendez-vous très important, vous savez.

Il claque la portière lui-même. La buée et l'obscurité m'aveuglent mais je parviens à discerner un geste de sa main vers une silhouette noire qui se met à courir vers la tête du train. On démarre avec une incroyable lenteur, je supplie le lombric 222 de s'envoler à l'aplomb vers la Voie lactée en crevant une nappe de nuages.

— Fèèèrme la porte, on gèle.

Avant d'obéir je m'accroche à la fenêtre pour saisir la petite seconde où elle passera dans l'axe du beau blond. Ma carcasse immobile passe au-dessus de sa tête, immobile aussi, mais ses bras s'agitent comme des tentacules dans les poches de son manteau. Pour un peu il m'en sortirait un renard fou, une guitare, une poignée de braise ou quoi que ce soit expliquant des gestes aussi désordonnés. Mais l'instant est court, nous nous toisons déjà de biais. Et maintenant de loin, trop pour apercevoir le lapin blanc. La machine glisse devant lui et le plante là, seul, comme un magicien en deuil de poursuite. Absolument seul.

Et maintenant, occuper le contrôleur.

Parler, dire des phrases, faire déferler des vagues de mots et reprendre mon souffle au ressac, faire chanter à mon gosier une litanie monocorde, vomir avec propreté un bla-bla vide de sens, avec juste assez de ton pour donner l'illusion d'une structure. Je cherche le K.-O. verbal, le travail aux tympans, gauche, gauche et pan, il vacille. Et je souffre de m'imposer un tel exercice, moi qui hurle au silence depuis mon arrivée dans cette voiture. Mais ça, c'est la vie, hein ? On fait parfois le contraire de ce qu'on veut, obéir à l'ordre fascisant du réveil-matin, la boucler devant un chefaillon retors ou même se servir d'un contrôleur suisse comme d'un dévidoir à palabres.

Je les oublie au fur et à mesure, à peine éructées, ça a commencé avec Guillaume Tell, je crois, et très vite j'ai dérivé sur les autoroutes gratuites en Suisse, et pourquoi le signe de la Croix-Rouge ? Je ne lui ai pas laissé le temps de répondre, ensuite se sont mêlés les films de Spielberg et le Vatican, en passant par Castel Gandolfo.

J'ai bien vu qu'il branchait son oreille sur la position stand-by, il n'a rien écouté ni même entendu, il a fait comme si j'étais un moustique invisible et chiant, trop gros pour être écrasé, trop fébrile pour espérer une plage de répit. Debout, lourd de fatigue, flanqué d'un masque sans âme sous lequel son visage dormait déjà, il a jeté l'éponge. J'ai gagné petitement, aux points, par manque de combativité.

Ça m'a surtout servi à couvrir un éventuel bruit de collision hydrophile, voire un ronflement d'abandon de la part du clando. Il s'est passé la main dans les cheveux avant d'y reposer sa casquette et a entrouvert les lèvres.

— … Tire pas trop sur la corde… Tire pas trop sur la corde…

J'ai serré les dents afin de réprimer une bêtise et éviter un uppercut. Un vrai. Hormis les gouffres qui nous séparent il y a une grosse différence de statut entre lui et moi : il est assermenté et moi pas. Ça ne donne pas le même impact aux uppercuts.

La poignée se referme sans faire crisser l'acier et je lui donne un bon petit coup de clé carrée avant de soulever la tablette. Je ne sais pas comment le bébé va se présenter, la tête ébouriffée ou le cul en l'air ? Mon bac à linge ressemble à un congélo ou, pire encore, à une boîte de Pandore version farces et attrapes.

Ses yeux gonflés refusent la lumière. Il suffoque. Bêtement, je demande :

— Ça va ?

— J'ai envie de faire pipi…

— On ne pisse pas dans les draps propres, c'est dans le règlement.

— Et comment je fais… ?

— Je ne suis pas préparé à ce cas de figure. Pour l'instant on se retient.

— C'est ce que je fais depuis la douane !!

— Eh ben, fallait suivre le copain ricain dans la nature, y avait de quoi pisser dans le lac de Genève, seulement faut pas se faire prendre parce que dans ce beau pays ça coûte les assises, maintenant si vous mettez le bout du nez hors de ce caisson, c'est moi qui vous pisse dans l'oreille. Essayez voir.

Silence. Poncepilatique chez moi, crispé chez lui. Mais comment interdire à un type mort de trouille de pisser ? Je ne peux pas me permettre de le faire sortir même une petite seconde de sa planque, et après tout, il s'y est mis tout seul. D'un autre côté ça peut virer à l'aquarium d'un instant à l'autre et mes draps du retour sont foutus, sans parler de l'odeur. J'imagine la gueule des prochains douaniers.

— Prenez un drap, déchirez le plastique et débrouillez-vous pour que ça ressemble à un bocal à poissons rouges.

Il a besoin de lumière et sans doute de recueillement pour une opération aussi pénible. Je le laisse seul, une minute, juste le temps de me passer de l'eau sur la figure dans le cabinet de toilettes. En fait j'ai surtout envie d'être enfermé quelque part, là où personne ne me verra faire des grimaces. En sortant j'aperçois une petite blonde égarée entre deux soufflets, assise sur son sac à dos, la tête contre un renfort de caoutchouc. Tenter de s'endormir DANS les soufflets ça tient du Livre des Records Crétins, juste après la plus longue vaisselle en apnée. Je déchire les battants de toute mon envergure et crie pour couvrir le bruit dix fois plus fort que dans les voitures.

— Z'ÊTES PAS UN PEU CINGLÉE ? !

Le sol se résume à deux plaques de métal qui frottent l'une contre l'autre à l'horizontale, et dans les virages on peut entrevoir le film flou des rails. Il y fait aussi dix fois plus froid. Elle ouvre à peine les yeux, je la prends par le bras et répète la même phrase mais rien qu'avec des gestes. Elle ne dormait évidemment pas et me suit sur la plate-forme sans se rebeller.

— Et dans les avions c'est les soutes à bagages ?

— Héé… ?

Une Nordique… C'est un bruit de Nordique.

— Couchette ! You understand « couchette » ?

Signe de la tête que oui et geste de la main pour expliciter un manque.

— No money ? je demande.

— How much ?

À ta place, ma p'tite fille, je sortirais illico les 72 balles. Si tu te fais ramasser dans les soufflets par un Suisse c'est le P.-V. et le coup de pied au cul à Domodossola, et là le seul moyen de remonter c'est jouer de ta blondeur auprès d'un contrôleur rital, à tes risques et périls. 72 balles, à Venise, c'est à peine le prix d'une pizza aux wurstels.

Comme j'aimerais lui dire tout ça en suédois…

— Seventy two, but you must go to the next car, ninety-five, cause I've no place here.

Le clando doit se morfondre avec son sachet poisseux dans les mains.

— … O.K., sourit-elle.

Gentille. Elle part vers la 95. Richard va bien lui trouver une couchette libre. Je suis assez content d'envoyer à mon pote un doux rêve blond, en pleine nuit. En général ce sont plutôt des cauchemars moustachus et suintant la bière.

— Je sais, j'ai été long, passez-moi le machin.

Je ne sais pas comment il a fait mais son urinoir improvisé a l'air étanche. Du bout des doigts je le jette par la fenêtre d'un coup brusque en veillant à ce qu'il ne s'écrase pas deux fenêtres plus loin. À 160 à l'heure, ça vaut mieux.

Et maintenant ? On fait quoi ? On discute ? Moi dans mes couettes et lui dans son catafalque, avec l'exaltation sereine de qui file vers le palais des Doges ? Tôt ou tard il va bien falloir se colleter avec l'absurde, l'affronter face à face, arrêter les conneries, débrayer, freiner et faire claquer la portière.

Le virer.

— On vous attendait à Lausanne, hein ?

La tablette se soulève de quelques millimètres et des sons s'en échappent.

— Parlez plus fort, on est dans une seconde classe, je dis.