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— Hé Antoine, t'as vu qui t'as dans ta voiture ?

— Mick Jagger ou mieux ?

— Non, mieux : la plus belle rousse du monde.

— Ouais… la dernière fois que t'as dit ça, c'était un travelo de la via Amedeo. Si tu t'occupais de tes billets au lieu de venir mater les nanas dans ma voiture. On va au ragoût dans moins d'une heure.

— Peux pas m'en empêcher. Tu me laisses regarder ta télé ?

Nous y voilà. Il est venu pour ça. Nos cabines jouxtent exactement les toilettes, et certaines sont équipées d'une « télé », un trou discret, percé depuis des lustres par un collègue pervers, situé juste en dessous de la boîte à papier, invisible, et qui offre une vue plongeante sur la cuvette. Je ne suis pas spécialement puritain mais la seule fois où j'ai essayé, j'ai vu la fille sortir et venir me demander un renseignement en me faisant le sourire le plus franc et le plus innocent du monde. La honte m'a empourpré les joues. Depuis cette fois-là, l'envie ne m'est plus jamais revenue.

Richard est un garçon jovial, sympathique, vicelard et incroyablement feignant. Je l'aime bien. Nous avons le même âge mais je le considère comme un gosse qu'il faut tantôt encourager tantôt gronder. Comme camarade de route il en vaut beaucoup d'autres, mis à part son obsessionnelle recherche du plaisir. Toutes sortes de plaisirs. Je crois qu'il a choisi les trains de nuit pour ça.

— C'est pas le moment, passe plus tard, et puis tu sais bien que ça ne m'amuse pas…

— Personne t'oblige à mater. Mais t'as raison, c'est pas la bonne heure, on verra vers Dole, j'ai une chance de coincer la rousse. Bon, tu passes me prendre vers Dijon et on ira chercher Éric.

— … Éric ? Il a réussi à échanger son Florence ?

— Ouais… avec le nouveau, je sais pas son nom. Ah… le Éric… tomber amoureux d'une Vénitienne ! C'est le début des emmerdes !

— Pas plus qu'une Romaine.

— Au fait, quand est-ce que tu me présentes ta Rosanna ?

— Jamais. À tout à l'heure.

— Je ne sais pas comment vous faites, Éric et toi. Une fiancée à Paris et une autre en Italie. Ça va vous retomber sur la gueule, un jour.

— En attendant, dégage ! Je passe te prendre à Dijon. Et puis, je voulais te dire, ce soir je suis un peu crevé, j'irai me coucher tôt. Ça t'ennuie pas de prendre les payants ?

— Encore ? Envoie-les, mais c'est toi qui les prends au retour.

Ce sont les voyageurs qui n'ont pas réservé et à qui l'on vend les couchettes libres. Des papiers à remplir, des conversions de fric à faire d'après le taux de change, de la literie à préparer. J'ai pas envie.

À peine veut-il sortir que la douairière de tout à l'heure vient bloquer le passage. C'est le vaudeville qui commence.

— Vous êtes le contrôleur ?

— Soyez polie. Je ne suis que le couchettiste.

— … J'ai un problème avec mon chien ; voyez-vous, il ne s'entend pas du tout avec un petit garçon, assez mal élevé du reste, et voyez-vous nous sommes six dans le compartiment. Pourriez-vous intervenir ?

— Bien sûr. Vous avez un panier et sa carte de vaccination ? Vous avez payé son supplément couchette ? Et son billet ? Je suppose qu'il a une assurance « Trains internationaux ».

— C'est-à-dire… Je crois que je vais me débrouiller avec le petit.

Elle repart, dépitée, vers son clebs. Richard est toujours là et ricane d'un drôle d'air.

— Pas mal. Fidèle à lui-même, l'Antoine. À tout à l'heure.

Ma réputation d'aboyeur. C'est vrai que j'ai du mal à leur parler autrement. Moi qui n'ai aucune sympathie pour les flics, moi qui déteste tout ce qui porte une casquette, je me retrouve dans la peau de celui qu'on regarde avec inquiétude, je remarque souvent un soupçon de crainte dans les questions qu'on me pose. Et le plus naturellement du monde je réponds avec toute la fermeté dont je suis capable. Les collègues me le reprochent. « T'as vu comment tu leur parles ? » « C'est toi qu'as fait chialer la fille du 8 ? » « Qu'est-ce qu'ils t'ont fait encore ? ! » Ils essaient tous de me calmer, c'est donc qu'ils ont raison mais je ne m'aperçois de rien, ça m'échappe, je ne suis pas comme ça, au sol. Bon, d'accord, certains soirs je me suis emporté, j'ai laissé ma mauvaise humeur gouverner la voiture entière. J'ai abandonné sur le quai des gens frigorifiés, en pleine nuit, alors que j'avais de la place. J'ai insulté des pauvres hères qui me réveillaient pour une aspirine, j'ai fait angoisser des inquiets, j'ai envoyé au diable des voyageurs en vaine de confidences. Oui, je suis irascible, voire injuste.

Et pourtant.

On ne peut pas s'arrêter là. Parfois j'ai fait des trucs qui sortaient parfaitement de mes attributions, j'ai veillé une femme enceinte toute une nuit, forcée de retourner au pays à cause du gros ventre, j'ai gardé dans ma cabine un gosse terrorisé, j'ai écouté des heures durant une femme à peine sortie d'un cauchemar, j'ai trouvé des endroits tranquilles à des couples amoureux jusqu'aux tripes, j'ai raccompagné des vieillards jusque chez eux, à Rome et à Florence, j'ai négocié avec des douaniers pour éviter à des Arabes et des Indiens de se faire sortir du train à la frontière, j'ai imploré la clémence des contrôleurs pour des jeunes cons espérant voyager sans billet. Mais ça personne ne le sait. Parfois je me demande comment je suis capable du pire et du meilleur. Je ne sais plus, sans doute quelque chose de fugace, quelque chose qui se jouerait dans l'instant, en une fraction de seconde, une sorte d'instinct qui me ferait aller vers l'urgence plutôt que le futile, le dérisoire.

Lequel est le plus arbitraire ? Donner l'occasion à des mômes de s'envoyer en l'air ou donner asile à un type largué à trois heures du matin en gare de Lausanne ? Ça paraît simple, mais il fallait savoir que les deux ados ne se reverraient peut-être jamais parce que la fille allait faire soigner sa leucémie dans un hosto de Grenoble. Il fallait aussi entendre cet imbécile de Lausanne me dire : « Je veux une couchette dans un compartiment vide, j'ai horreur des odeurs de pieds, et je ne peux dormir que dans le sens de la marche, et réveillez-moi dix minutes avant Dijon, un de vos collègues m'a déjà fait le coup, ce train je le connais, ma valise est sur le quai, conduisez-moi à mon compartiment. » Par miracle j'ai réussi à ne pas lui mettre mon poing sur la gueule. J'entends encore ses insultes au moment où le train a démarré. C'était l'automne.

Nous venons de croiser un train qui roule à la même vitesse, plein pot, et je n'arrive toujours pas à m'habituer à cette baffe de souffle et de décibels. Je vois apparaître une fille en minijupe et blouson en jean avec un badge où l'on peut lire : ITALIANS DO IT BETTER. Pas vraiment jolie mais j'essaie de ne pas le faire lire sur mon visage.

— Les Français vous êtes plou jeunes qué les autres couchettistes. Comment tou t'appelles ?

Je la sens venir. Encore une qui veut voyager gratos et qui s'y prend mal. En tout cas avec moi.

— Antoine.

— Antonio ? C'est joli. Ton train aussi il est joli.

Un accent à couper au couteau. Elle me parle avec un sourire sinistre, complètement acculée à la fenêtre du couloir. Malheureusement pour elle on m'a déjà servi la formule « il est joli ton train », à croire que c'est le protocole officiel. Naguère j'aurais répondu « ça se discute… » mais maintenant je trouve ça plutôt crado.

— Vous trouvez ? Allez voir les autres couchettistes, moi je suis très méchant. Allez voir les Italiens, ils font ça mieux, non ?

Aussi sec elle remet son sac en bandoulière et part tenter le coup chez Richard. Elle ne semble absolument pas froissée, tout juste un peu irritée d'avoir gaspillé des paroles, un peu comme un représentant en aspirateurs. En général ce type de nanas sévit plutôt l'été, la minijupe s'explique mieux qu'en plein mois de janvier. Elles sont assez rares, entre juin et août on en croise une ou deux par mois, mais la période commence apparemment à s'étendre.