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Et maintenant routine (chez nous, celui qui dira train-train est bon pour un gage). Ramasser les passeports et les billets, faire remplir les feuilles de douane, distribuer le couchage, oreillers et draps-sacs. Une bonne heure de turbin. Attendre le contrôleur avant d'aller au ragoût, le wagon-restaurant. Ensuite installer les couchettes en position de nuit un peu avant Dijon, vers 10 heures. Et dormir en attendant la première douane. En principe je suis payé justement pour ne pas dormir car c'est chez moi que les contrôleurs viennent poinçonner les billets et les douaniers vérifier les passeports, ceci afin de ne pas réveiller nos chers usagers. En théorie nous sommes des veilleurs, mais personne ne se doute qu'avec l'habitude nous dormons deux fois plus et mieux que n'importe quel type qui part en vacances une fois l'an. Au matin, réveiller tout ce beau monde, lui rendre ses documents, et ciao.

Mais je n'ai jamais compris pourquoi, ça ne se passe jamais aussi simplement. Jamais.

Une serveuse du Grill passe avec sa clochette pour racoler les clients. Un voyageur vient me demander une adresse d'hôtel à Venise, il a envie de discuter, il pense que je connais bien la ville. Il repart, après quelques blancs dans la conversation, et je retourne vers mon ouvrage. Mes clients accueillent les couvertures comme s'ils bâillaient déjà.

Combien de têtes ai-je vu défiler depuis deux ans ? Il me serait possible de le savoir. Ils sont entre trente et soixante contre moi, tout seul. Dociles pour la plupart, le plus souvent ingrats et rarement attachants. Ils viennent de lâcher quelque chose ou quelqu'un en grimpant dans ma voiture, je les sens dans l'attente de quelque chose ou de quelqu'un dès qu'ils en descendront. Oui, je sais bien, ce ne sont pas tous des désespérés en transit, ce départ à Venise n'est pas vraiment une déchirure, un divorce, ils n'ont pas tous le sentiment d'un no man's land qui va durer la nuit entière. Ils dormiront peut-être comme des bienheureux sur une couchette qui tremblote. Mais moi, je sais que de quai à quai ils vont gamberger, réfléchir jusque tard dans la nuit à une foule de petites choses auxquelles ils n'avaient prêté aucune attention. Ils ne liront pas le gros pavé qu'ils s'étaient promis de terminer, ils préféreront feuilleter une Stampa oubliée sur la banquette, même sans comprendre un mot d'italien, ou bien un Stern, même s'ils n'aiment pas Paris-Match, un Times ou un Herald, une fois dans sa vie, histoire de se confronter à ses relents d'anglais.

Au début je les aimais bien, je leur consacrais du temps. Chez moi j'ai un tiroir rempli de papiers griffonnés, des noms et des adresses, en Europe, au Japon, en Yougoslavie, et même une à Nassau, aux Bahamas. Souvent on m'a invité à passer des vacances. On se quitte avec effusion, à destination, on se fait des promesses, et personne ne donne jamais suite. Qu'est-ce que j'irais faire à Nassau, chez des gens qui ne me reconnaîtraient même pas ?

21 h 45. Bientôt la bouffe. La partie technique du boulot est terminée, la plus simple. C'est le facteur humain qui pose le plus de problèmes.

— Salut, t'en as combien ?

Pour un contrôleur S.N.C.F. c'est l'entrée en matière la plus classique. Combien j'en ai ? Trente-neuf. Il va me dire : « Donc… il te reste vingt et une places libres. » À raison de dix compartiments de six couchettes, cela nous fait deux opérations de calcul mental. Je lui laisse le temps.

— … vingt et une places, c'est ça ?

— Oui. Et toi t'as trois étoiles sur ta casquette, ça veut dire que t'en auras cinq dans vingt ans si tu donnes satisfaction, ça fait combien d'années à se faire chier par étoile ?

— … ?

J'y suis peut-être allé un peu fort. Trois étoiles, c'est plus un débutant. Un cinq-étoiles et je me faisais virer aussi sec. De toute façon pour un cinq-étoiles c'est trop tard.

Mon jeunot poinçonne consciencieusement et pour m'emmerder il compte chaque billet et chaque réservation couchette.

— S'il en manque un seul, je t'aligne.

En clair il me collera un rapport au cul qui arrivera dès mon retour à la Compagnie des Wagons-lits. Vas-y coco, moi je sais compter.

— T'as le compte, dit-il, mais y'a un via Chambéry-Modane-Pise. Faut faire un redressement.

Billet foireux, ça arrive souvent, le 222 passe par Dole et Lausanne. Les contrôleurs suisses vont le « redresser » aussi, les Italiens peut-être. J'envoie le jeunot dans le compartiment du fautif, les histoires de parcours ne me regardent pas, ça ne fait que retarder le dîner d'un quart d'heure.

Le trois-étoiles revient vers moi, sans le billet.

— Il a gueulé, il veut faire un scandale en rentrant à Paris. Il a gardé son billet pour s'expliquer lui-même avec les Suisses.

— Tant mieux, ça fait toujours un de moins à garder. Sinon, c'est bon ? Je peux aller bouffer ?

Il ne répond pas et entre dans les soufflets sans se retourner. Je cadenasse ma cabine et pars vers le ragoût qui se trouve en tête. Je jette au passage un coup d'œil sur mes compartiments.

— Il manque une couverture pour la couchette du haut !

— Vous n'êtes que quatre dans celui-ci, non ?

— Ah bon… on ne sera que quatre pendant tout le voyage ?

— Mais oui.

Ça sentira moins la transpiration, tu pourras même piquer les draps-sacs en trop, si c'est ça.

Le train ralentit, nous arrivons à Dijon. Richard n'a pas tout à fait terminé, je l'attends assis dans son fauteuil, le regard perdu dans l'obscur panorama d'une ville toujours morte. Dijon. L'arrêt le moins exotique du parcours. Je n'ai jamais mis les pieds sur le quai sauf pour me rendre au ragoût, ça nous fait gagner quatre à cinq minutes mais faut faire vite, on arrive à 21 h 59 pour repartir à 22 h 2. Du quai on ne voit rien de la ville, hormis les néons clignotants d'un cabaret de strip-tease, le Club 21. J'ai toujours trouvé ça étrange. Le train repart et j'essaie d'imaginer que chaque soir, à Dijon, des femmes se déshabillent.

— Au graillon ! s'écrie mon camarade.

On passe dans la voiture d'Éric, Richard lui demande s'il veut manger, il refuse. Tant mieux. Et maintenant : quinze voitures à traverser. Le tunnel, La grande évasion, La charge de la brigade légère et Les aventuriers de l'arche perdue, tout ça en quinze voitures. Cette traversée me fait l'effet d'un sillon au coupe-coupe dans une jungle humaine. C'est l'heure où les lions vont boire et où les gazelles regagnent leur couche. On passe par mille fragrances allant du parfum chic au remugle de Tupperware. Cent cinquante compartiments première et seconde, un demi-millier de visages. On va très vite, presque au pas de course pour garder une moyenne de dix secondes par voiture. On déboule, on regarde partout, le blazer bleu, la cravate et l'insigne nous donnent une certaine impunité, tout le monde s'écarte sur notre passage, ça fait plaisir. J'aime bien cette enfilade de situations, de conjonctures. On dit un petit bonjour rapide au responsable de chaque voiture, « on s'retrouve tout d'suite ». Dans les premières on parle un peu moins fort. Les « conducteurs » (nos équivalents première classe) portent une livrée marron avec képi obligatoire. L'été, ils souffrent pendant que les couchettistes se baladent en bras de chemise. Vingt ans de carrière, une femme, des gosses de notre âge, la moitié de leur vie sur les rails et dix mille histoires à raconter à qui veut bien les entendre, et je suis toujours volontaire.