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Ça fait quatre. Qu'est-ce qui fait courir Antoine ? La santé publique mondiale se demande ce qui se passe dans ma tête…

— Bon, le train commence à ralentir, j'emmène Latour et je reviens.

Résistance passive de Jean-Charles, il murmure des choses pas claires et pas aimables.

— Allez vous rincer, je lui fais en montrant le cabinet de toilette.

Il frotte les quelques traces de sang séché sur son menton. Les contrôleurs ne sont pas dans leur compartiment mais ont laissé sacoches et imperméables.

— Qu'est-ce que vous avez dit à votre femme ? Sur moi.

— Mais rien… J'ai juste parlé d'un jeune gars qui consentait à me raccompagner. Elle m'a demandé si c'était pour de l'argent. J'ai dit non, et c'est tout.

Énoncé comme ça, on penserait que c'est simple…

Richard ne dort pas. Il fume une cigarette en regardant la neige, fenêtre grande ouverte.

— Salut…, dit-il, sans surprise.

Morose.

— Tu me fais toujours la gueule à cause de la fille ? Non mais attends, tu peux pas savoir, en fait cette nana, elle…

— Non… je m'en fous. Je pensais à toi. Je ne sais pas ce que tu fous, ce que tu veux, tu te sers de tout le monde, tu rends rien. C'est tout.

Ça devait arriver. Juste maintenant. Je n'ai pas le temps de lui expliquer. Il n'a plus confiance. Jean-Charles pose la main sur mon épaule.

— Monsieur Richard. Vous ne me connaissez pas, nous nous sommes croisés dans des circonstances un peu, un peu étranges… Votre ami a fait tout ça pour moi, il s'est démené… Si vous acceptiez de m'écouter… ça pourrait peut-être clarifier, un peu… Ce serait trop bête de perdre un pote, sans savoir.

Sans demander l'autorisation, il entre dans la cabine en marmonnant et s'assoit sur le fauteuil. Richard se retourne vers moi.

— Et tu le supportes depuis longtemps ? C'est pour lui que tu cours partout ?

Je me raidis d'un coup en entendant un bruit métallique du côté du dormeur, il pousse un petit cri de soulagement, j'ai à peine le temps de réaliser ce qu'il fabrique que déjà il a jeté la clé par la fenêtre. Sous nos yeux médusés.

— Comme ça, tranquille ! Brandeburg et sa clique, ils me sortiront d'ici à la tenaille ? Allez, venez, je vous attends !

Richard me regarde, hébété, incrédule. Le dormeur est devenu fou. Il s'est attaché à la barre de la fenêtre avec les menottes ! Il nous regarde, ravi, vainqueur…

Richard laisse échapper quelques mots.

— Mais… comment je vais… comment je fais… les contrôleurs… les douaniers… ?

Le train vient de ralentir brusquement. Cette fois-ci, c'est la bonne. Je ne sais pas quoi dire à Richard, il ne réagit pas, et je dois retourner chez moi, nous entrons en gare de Lausanne.

— On va trouver un moyen, pour les douaniers, on va le planquer sous des couvertures, ou mieux, on va faire comme si c'était un couplage, tu emmènes tes passeports dans ma voiture, on fait comme si je m'occupais des deux voitures, on verra, y'a une solution…

J'ai réparé toutes les bourdes de ce con de dormeur mais là c'est trop, il n'a pas hésité une seconde à mettre mon seul copain dans la merde, comme moi, hier, mais moi je commençais à m'y habituer.

Je me retrouve dans le couloir de la 96, les contrôleurs ne sont toujours pas là mais je me doute qu'ils remonteront par le quai, après avoir sifflé le départ. Le toubib, toujours entravé, plisse les yeux et scrute le dehors, la contre-voie, où nous longeons un train stationné.

— Combien de temps, l'arrêt ? me fait la fille, excitée.

— Deux minutes.

— Deux !

Eh oui, deux, il ne se passe jamais rien, entre 2 h 23 et 2 h 25 à Lausanne. Deux minutes, c'est même trop.

Arrêt presque net, deux petites secousses. Le quai est gelé, la neige tombe drue et brille sous le halo du réverbère. Je remonte le couloir, pris de panique, la fille me crie d'arrêter mais je ne peux pas, je file dans une autre voiture, puis dans une autre, encore deux ou trois et je serai loin…

Il a surgi. J'ai mis le pied dans la 90. Il a écarté les bras, j'ai tout de suite reconnu ses yeux agressifs. L'Américain…

Il a voulu se jeter sur moi et j'ai crié. Je me suis acharné sur la portière à contre-voie, j'ai crié, ma tête s'est écrasée sur la carlingue, dehors. Mes mains agrippées à un rebord de métal, il a sauté sur mes chevilles et j'ai hurlé, j'ai laissé mon corps glisser à terre, ma gueule s'est incrustée de gravier, j'ai vu le rail, à un mètre de mon œil, j'ai roulé sur moi-même pour le rejoindre, pour me coincer sous le ventre de la machine.

Et puis, j'ai senti des secousses, dans mon ventre, il grondait, il m'a interdit de réprimer, il a poussé d'un coup et j'ai vomi un jet serré, mon crâne s'est calé contre du métal rouillé et j'ai vu l'explosion de vomissures, tout près. Mon coude m'a lâché et je me suis allongé à plat ventre, tout s'est noirci plus encore. Je n'ai pas essayé de lutter.

Repose-toi, un peu. Personne ne viendra te chercher là-dessous. Le mal de tête va passer, doucement, si tu ne bouges pas, laisse tes bras tranquilles, ils vont revenir, petit à petit.

Le bruit. Une sorte de tonnerre qui m'a ouvert les yeux, après ce qui m'a semblé une éternité d'oubli. J'ai dressé la tête, et j'ai pu voir le dernier wagon de mon train s'échapper, disparaître en creusant les rails dans un cri de torture métallique. Je n'ai pas vraiment réalisé qu'il partait sans moi. Je suis resté là sans bouger, recroquevillé, presque, entre deux traverses. Le froid, ensuite, m'est revenu à la conscience. J'ai vu un halo de chaleur émaner de la flaque jaunâtre, à côté.

Dans mon crâne, une vrille de douleur. J'ai craint une seconde que mon corps ne suive pas, qu'il durcisse, gelé. Mais tout semble remuer, j'essaie tous les os, presque un par un. Pas de douleur, sauf à l'endroit des chocs, mais rien de cassé. En rampant un peu je parviens à sortir de dessous la machine, à l'air libre, sous une pluie de flocons. Je me hisse sur le quai, les chevilles tirent un peu. Je peux me mettre debout et je prends ça pour une victoire. J'ai beau tourner la tête de tous côtés, il n'y a pas âme qui vive. Rien qu'un ou deux lombrics géants, des quais blancs, quelques traces de pas, mais personne avec qui échanger trois mots. Je suis en gare de Lausanne. Sous une pluie cotonneuse et froide. Seul. Vivant.

Comme un promeneur, j'ai rejoint la tête du quai, sans hâte et sans but évident. Juste pour m'abriter. J'ai fait des mouvements d'assouplissement, des flexions de genou et de nuque, et au loin, enfin, un machino sur un chariot a épié ma gymnastique bizarre. 23 h 31, à la grosse horloge centrale du hall. Les rideaux de fer en berne, partout, même la buvette. C'est l'heure morte. Je cherche vaguement la salle d'attente sans la trouver. Il doit bien y avoir un putain de chef dans cette putain de gare, comme partout, même la nuit. Même à Laroche-Migennes il y en a un, je le connais. C'est grand, Lausanne, pourtant. Je secoue mon blazer pour le déplumer aux épaules. Je grelotte, tout à coup, j'ai peur d'attraper froid. Du coup je n'ai plus besoin de démissionner, le secteur Paris-Lyon-Marseille va se passer de mes services ; perdre son train au milieu du parcours, c'est rare et ça ne pardonne jamais.

Une salle allumée, en bordure du quai A. Il est sûrement là, le chef. Je ne sais même pas quoi lui demander, je n'ai pas de fric, rien, juste mon blazer réglo, mon pantalon réglo et mon badge Wagons-lits.

Trois types en uniforme dont deux assis face à face, accoudés à une table, et le troisième qui se balade avec un registre à la main, képi sur la tête. J'entre lentement, la tête basse, en forçant un peu sur le misérable. Ne pas oublier de les appeler « chef », tous les trois, c'est toujours bien vu chez les cheminots. Il fait chaud, ici. J'y dormirais bien, s'ils voulaient m'offrir un petit bout de paillasse.