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Le ragoût est bondé mais notre place est réservée. Toute la troupe des Wagons-lits se retrouve, les couchettistes et conducteurs de Venise et Florence, ainsi que les trois agents de restauration. Moment sympathique si l'on aime la cantine d'entreprise, ticket-plateau-self, comme partout où ça bosse, avec en sus le plaisir du paysage. Le menu ne change pas d'un haricot depuis des années : crudités, entrecôte maître d'hôtel (steack frites), yaourt et pinard étoilé. Ça c'est pour les couchettistes, les conducteurs se débrouillent pour agrémenter l'ordinaire, privilège de l'ancienneté. Le règlement nous accorde une demi-heure, mais vu qu'il n'est pas là à chronométrer, on prend notre temps jusqu'au décrochage du ragoût, à Dole. Autre privilège de la cantine roulante. Mais il ne se passe pas un repas sans qu'un voyageur courageux ne vienne nous relancer jusqu'à notre table pour un problème d'une exceptionnelle importance, du type : « il y a une sangle qui bloque la couchette du haut » ou « ma veilleuse ne marche pas ». Le camarade concerné affiche la mine revêche de celui qui vient d'avaler de travers. En général, je réponds pour lui.

— Vous faites quoi comme boulot ?

— Heu… je suis dans la plomberie.

— Ah oui ? Le bleu c'est froid et le rouge c'est chaud, c'est ça ?

— Mais pourquoi vous me dites ça ?

— Pour rien. On viendra réparer après manger.

À Dole on fait une bise aux serveuses et on rentre par le quai. Promenade digestive pendant la manœuvre de décrochage. Les filles du ragoût, rêveuses, nous disent qu'on a de la chance d'aller à Venise. Les pauvres petites ont effectivement le parcours le plus ingrat du métier, Paris-Dole, elles passent la nuit dans des hamacs sans sortir de la voiture, au matin on les raccroche à cinq heures au train du retour pour servir les petits déjeuners jusqu'à Paris. Elles n'ont jamais vu Venise mais y partent chaque soir.

Retour au bercail. À cette heure-ci c'est plutôt le bureau des pleurs, et ça va pas et ça va pas, et patata. Petit stress rituel du voyageur avant qu'il n'aborde la véritable raison de sa présence ici : se coucher. La plupart d'entre eux sont déjà au pieu, les autres m'attendent pour confirmer leur heure de réveil ou réparer un appuie-tête qui a dégringolé. Certains ont décidé de ne pas dormir et tiendront parole, debout dans le couloir, pendant au moins une bonne heure.

En bâillant j'essaie d'imaginer la journée de demain, à Venise. Il faudrait que je pense à acheter une petite bricole à ma compagne. Ma vraie compagne, celle de Paris. Ma petite Katia… qui dort déjà à l'heure qu'il est, dans notre studio de la rue de Turenne. À moins qu'elle ne soit dans un bar branché des Halles avec des zigotos trop prévenants. « Mon mec ? En ce moment il doit être vers la Suisse, remettez-moi un demi les gars ! » Je n'en saurai jamais rien. D'ailleurs j'ai intérêt à la boucler ; hier, par mégarde, je l'ai appelée Rosanna. Et plus on se justifie plus on s'enfonce. Notre accord tacite dure depuis quelques mois mais je sens le clash pour bientôt.

— S'il vous plaît, monsieur, vous êtes bien le steward de cette voiture ?

J'ai dit oui et failli ajouter « merci », merci pour cette demi-seconde où des ailes me sont poussées. Faut avouer que « steward » c'est autre chose que « couchettiste ». D'un geste lent il pose la main sur mon bras, et malgré tout, j'ai horreur qu'on me touche.

— Pensez-vous que… Vaut-il mieux s'enfoncer dans le drap-sac et mettre la couverture par-dessus, comme une couverture normale, ou en dessous pour obtenir un peu plus de moelleux ? Je me pose la question.

Il est assez petit, très brun, les bajoues tombantes, et manifestement il fournit un certain effort pour maintenir ses paupières levées. Ses phrases sont lentes, entrecoupées de soupirs et d'hésitations.

— Je vais peut-être me servir d'un de ces accoudoirs pour mettre sous mon oreiller, c'est un peu mou, c'est de la mousse, non ? Pour l'instant j'ai une couchette médiane, est-ce que vous me conseillez de changer pour celle du bas, celle qui fait en même temps banquette ?

Je suis terrassé, sans réaction. En temps normal j'aurais déjà mordu. Ce type a l'air sérieux, et terriblement fatigué.

— Vous avez si peur que ça de mal dormir ?

— Assez, oui. Vous êtes la personne la mieux indiquée pour avoir de bons conseils. Je m'en remets à vous…

Que faire ? Mordre ou sourire ? Jamais je n'ai vu un spécimen aussi inquiet depuis que je bosse. Le pire c'est que je sens une sincérité.

— C'est si important, le sommeil ?

— … Rien n'est plus important que ça. Rien.

Dans son compartiment, ils sont trois. Il y a un type assez rabougri qui ne semble pas apprécier notre petit bavardage, le genre qui veut profiter à fond de ses 72 balles de couchette. C'est lui qui avait un billet foireux, tout à l'heure. L'autre est un Américain pur jus, baraqué, élevé au grain, avec des baskets montantes non lacées et un sweat-shirt imprimé Y.A.L.E. Visiblement, personne ne se connaît.

— Une éternité nous sépare de demain matin, ajoute-t-il. Autant oublier le poids du corps en attendant…

J'aurais pu lui faire remarquer que Paris-Venise par Air France ne le fatiguerait pas plus d'une heure.

— Allez, demain matin vous serez place Saint-Marc, à la terrasse du Florian, en pleine forme, dis-je.

— À Venise… ? Vous savez, avant, je pensais que le sommeil servait à réparer une journée de travail. Je me sentais crevé mais tout de même serein à l'idée que le lendemain je me lèverais du bon pied pour repartir à la tâche.

Je l'attire dans le couloir afin de ne pas déranger les autres et fais coulisser la porte. Quand je croise un cynique je me le garde, c'est trop rare.

— Vous faites quoi ?

— Je ne travaille plus mais j'étais comptable dans une petite entreprise, ça n'a l'air de rien mais ça use, à la longue. En fait, j'ai découvert le vrai sens du sommeil depuis la fin de mon boulot.

Paradoxe qui demande explication, mais pas tout de suite.

— Et vous, vous arrivez à dormir ?

On me pose la question trois fois par soir. D'habitude je réponds une connerie mais avec un type un peu sibyllin, comme lui, on franchit le cap du discursif et du bon ton.

— La plupart du temps, oui, mais ça s'apprend. Au début il faut faire face à trop de trucs, on veille tout le parcours, on essaie de se rattraper à destination et le soir même on repart pour une nuit blanche.

— Mais c'est terrible…

— Non, question d'habitude. Certains ont recours au « steack de levure », trois canettes de bière, ça apaise. Il faut surtout s'organiser avec la billetterie, je sais à peu près à quelle heure les contrôleurs vont passer. Les Suisses, par exemple, essaient de ne pas trop vous déranger pendant le sommeil et les Italiens pendant la bouffe. J'ai des techniques pour ne pas interrompre ma nuit à propos de n'importe quelle bêtise. C'est ça, en fait, la vraie fatigue : être réveillé violemment pour un faux problème.

J'angoissais à chaque épisode de la nuit, je vérifiais trois fois chaque billet et chaque passeport, toutes les deux heures je comptais mes voyageurs dans les compartiments par peur des permutations sauvages et des clandos discrets. La hantise de perdre un document m'obligeait à trouver des planques incroyables, bac à linge, haut de l'armoire ou sous ma banquette, jusqu'à mon sac personnel. J'avais une telle trouille de ne pas réveiller un voyageur à sa station que je faisais sonner mon réveil toutes les demi-heures, tout en m'interdisant de m'étendre. Le règlement disait : « Gardez vos chaussures ! » et je gardais mes chaussures, quoi qu'il advienne. Arrivé à Rome je sentais une telle libération que je me précipitais dans le premier café pour boire un verre de blanc, rien que pour fêter ça. Là-bas, impossible de dormir, ni même d'en avoir envie, je marchais pendant des heures, seul, pas trop loin de la gare. Aller à Saint-Pierre-aux-Liens pour voir le Moïse de Michel-Ange, faire des courses pour Katia, manger une glace Piazza del Popolo. Puis je rentrais à l'hôtel pour une douche-coup de fouet et un rasage obligatoire. À 17 heures, retour à ma voiture et c'était reparti pour une nuit de qui-vive. Le train arrive à 10 h 10, j'étais chez moi à 11, Katia dormait encore, la tradition voulait que je ramène des croissants. Elle me souriait et reculait le moment de me demander comment ça s'était passé. Et moi je n'attendais que ça pour tout déballer en bloc, à rebours. Je le lui racontais comme un roman, comme un film à suspense, je voulais capter son attention, l'émouvoir. J'essayais surtout de lui communiquer quelque chose de flou. C'était un rite obligé, la seule manière d'évacuer ces trente-six heures d'un ailleurs pourtant indescriptible. Je voulais qu'elle comprenne.