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Je serre sa main, presque de force et le remercie.

J'ai couru sur la voie pendant cent mètres, au jugé, en sautant par-dessus les rails et les traverses, j'ai vu la gare, morte, éteinte, et presque ensevelie. Mes mocassins et le bas de mon pantalon sont trempés, et j'ai chaud, je transpire, je sens ma chemise gelée sur les reins. On verra demain, Katia va me soigner, je ne sortirai plus du lit. Dans la gare, rien. Ce n'est même pas une gare, c'est une voie d'aiguillage avec une petite maison sans horloge. Impossible d'y entrer, ne serait-ce que pour m'extirper de cette neige où je m'enfonce jusqu'aux genoux. Je m'élance à nouveau, contourne la bicoque, une petite place un peu éclairée, quelques voitures garées, un café plus mort encore. Juste après le café je discerne un peu de mouvement, une lumière qui part du sol. Un homme, dans une canadienne rouge, une bêche à la main. Il déblaie une sorte de borne électrique, je ne vois pas bien. Mais lui m'a vu surgir et s'est arrêté net, avec son outil en l'air. Il a cru que je l'agressais, peut-être. Il pousse un cri bizarre, un cri de peur, sans doute, mais bizarre…

— Arrr… Arrière !!!

— Non ! Je suis… je suis pas… lâchez votre truc ! Je peux enfin voir son visage, ses yeux. Mais le plus visible, c'est peut-être son nez. La bêche reste brandie en l'air, encore une seconde, puis il la fracasse sur la borne.

Le souffle court, le cœur emballé, je recule lentement de deux pas.

— Vous ne m'aurez pas… !!! Vengeance… vais leur couper le jus, moi, vous allez voir !.. Je les hais ! Il s'acharne sur la borne mais ne parvient qu'à fendiller le métal. Il ne déblaie pas. Rectification. Il vandalise. Complètement ivre. Il a dû me prendre pour un flic, avec mon blazer et ma cravate bleus. Dans l'état où il est, c'est parfaitement possible. Je ne sais pas ce qu'il reproche à la communauté, et je m'en fous.

— Je ne suis pas de la police, je cherche un taxi pour Vallorbe, je dois prendre un train dans douze minutes, dedans il y a trois personnes en danger de mort, on a les flics au cul, la médecine au cul, la pharmacie au cul. Douze minutes ! Pour faire vingt kilomètres !

Il s'arrête, écarquille les yeux et me scrute du regard de pied en cap. La consternation a changé de côté. C'est peut-être ma hargne ou mon incohérence, mais j'ai presque l'impression qu'il vient de dessoûler d'un coup.

— Vingt et un… Et dans ce bled de cons y'a pas de taxi. Mais moi, j'ai une voiture. Z'avez dit combien de temps ?

3 h 9 à ma montre.

— Maintenant ça fait plus que onze. Onze minutes.

— Bougez pas !

Il s'éloigne vers la place en titubant un peu, ouvre une des voitures garées devant le café et revient à ma hauteur. Je ne sais pas dans quoi je m'embarque, je ne connais même pas la marque de cette bagnole ni le taux d'alcoolémie de son chauffeur. J'ai à peine le temps de grimper qu'il démarre à fond et les roues patinent dans un sinistre grondement du moteur.

— Onze… ? J'ai déjà fait moins, mais sans neige !

— Heu… commencez par allumer vos phares.

— Pas con !

J'ai bouclé ma ceinture et fermé les yeux. J'ai refusé de voir le défilement des routes et des sentiers, les pentes, la neige, les yeux exorbités du fou. J'ai juste entendu ses éructations, ses interjections avinées. Peut-être sa joie. J'ai senti que nous allions vite, sûrement trop. J'ai revu le profil bas du dormeur, le sourire hypocrite d'Isabelle, les yeux de l'Américain, le masque stoïque du médecin. J'ai refusé d'imaginer ce qui avait bien pu se passer depuis mon départ. J'ai éternué, plusieurs fois, j'ai senti la grippe monter à grand renfort de courbatures dans la nuque et les reins. En général à ce stade, la fièvre n'est pas loin. Demain, le lit chaud.

On ralentit. J'ouvre les yeux. Le fou a pensé à ralentir à l'entrée en ville. Il pile.

— Alors, combien ?

— On est à la gare… ?

— Là, juste à droite, alors, combien ?

— Neuf minutes.

Cri de victoire. Il m'en reste deux, j'ai le temps de lui dire un mot.

— Vous vous appelez comment ?

— Guy. Guy Hénaut.

— Vous habitez La Sarraz ?

— Oui.

— Eh bien, vous entendrez parler de moi, Guy Hénaut de La Sarraz. Et puis, vous n'arriverez à rien avec une bêche, essayez le piolet.

Je claque la porte sans me retourner et fonce en gare, elle est plutôt animée et bien éclairée. À la première casquette venue je demande le 222. Il est encore à quai mais j'entends le sifflet, tant pis je cavale, un voyageur s'écarte sur mon passage, le train frémit sous la première secousse, les portières claquent, un second coup de sifflet, je grimpe sur le premier marchepied et m'escrime sur une portière, en déséquilibre, on pousse un cri sur le quai, j'entre en forçant des bras pour hisser mes hanches. L'autre jambe et c'est bon. La portière se referme, toute seule, en douceur, dès que le train est sorti du quai. À 2 h 20.

Oui. Je vais pouvoir m'asseoir et reprendre mon souffle, pendant quelques minutes, sans penser à rien. Mais quitte à déconnecter un peu, autant le faire chez Mésange, il est à peine à deux voitures, et il ne dort jamais avant la seconde douane. Je ressens une sorte d'apaisement depuis que le train a démarré, un profond réconfort, et pas uniquement parce que j'ai réussi à retrouver mon train après une course de dingue. Cette sensation, je la connais bien, je l'éprouve à chaque retour. À Paris, quand je parle de cette pointe de délice, personne ne comprend.

Nous venons de passer en France.

Ce n'est pas de la xénophobie, c'est le signal du retour à la maison. Mes potes n'arrivent pas à comprendre que pour moi, prendre le train, c'est comme prendre le métro, pour eux. Et je ne connais pas grand monde qui apprécierait de dormir deux nuits dans un métro.

Mésange installe une couverture sur son bat-flanc, son couloir est vide et la plate-forme est encombrée de caisses de bouteilles.

— Tu choisis tes heures, toi. Tu dors jamais. Comment ça se fait que t'arrives de ce côté-là ?

— Trop long à expliquer. Je peux m'asseoir deux minutes ?

— Non, je vais essayer de m'assoupir un peu avant Dijon. J'ai deux descentes. Et je les réveille, moi, c'est pas comme vous, en couchette. Il paraît que vous leur donnez un réveil et c'est eux qui viennent réclamer leurs papiers. C'est vrai, ça ?

— Non, pas tout à fait, le mieux c'est de leur donner les papiers juste après la douane et leur dire de planquer le réveil dans un coin de compartiment, comme ça ils n'ont même pas besoin de passer.

— Ben mon vieux… On aurait fait ça, à l'époque…

— À l'époque, on raconte que les conducteurs n'allaient même pas chercher leur paye parce que les pourboires montaient à vingt fois plus. C'est vrai ?

— C'était vrai, certains mois. Dis donc, tu veux une serviette ?

Je suis trempé de la tête aux pieds, mes chaussures ressemblent à du carton bouilli, les pans de ma veste gouttent sur la moquette marron. Et plus une seule cigarette fumable. Le vieux m'en offre une.

— C'est lui ! C'est sûrement lui ! j'entends, au fond de la voiture.

Nous tournons la tête, Mésange se lève et ordonne aux deux contrôleurs de baisser d'un ton. Ils déboulent dans le couloir et ne nous saluent pas.

— C'est toi qui fais la 96 ?

— Oui.

— Eh ben t'es bon pour le rapport, allez, numéro de matricule.

— Hé attendez, qu'est-ce que j'ai fait ?

Comme si je ne le savais pas. Ça me va bien de faire l'innocent. Il sort un imprimé et un stylo.

— On te cherche depuis une demi-heure, les douaniers ont gueulé, et il y avait trois voyageurs qui cherchaient une place, heureusement que ton collègue a fait le couplage, et on te retrouve à discuter en voiture-lit, tu te fous de nous, dis ? Allez, matricule…