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Son cas ne m'intéresse plus. Mais il n'a pas complètement tort. Si on ne dit rien aux contrôleurs on est sûr d'être Gare de Lyon à 8 h 19, je me faufilerai sur les voies, je sortirai en douce et j'irai rejoindre mon lit. On viendra me chercher, on me fera témoigner, on me fera démissionner, mais pas tout de suite.

— Il a un peu raison, fait la fille. Qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse dans le Jura, ils vont mettre un temps fou… À Paris, j'ai le siège de l'O.M.S. qui peut intervenir tout de suite. Ils sont déjà prévenus.

Bon. Si tout le monde est d'accord, on les garde.

J'ai proposé de mettre Brandeburg et son Ricain dans le 10 de la 96, mais la fille a préféré qu'on sépare au moins le big boss du médecin pour leur éviter de communiquer, et je n'ai pas vraiment bien compris pourquoi. Ça me fait du boulot en plus. Comme il est impossible de déplacer Jean-Charles, il va falloir condamner la cabine de Richard en prétextant une raison technique, genre vitre cassée. On menotte Brandeburg en face de lui. L'Américain ira rejoindre le médecin, menottes aux poings, dans le 10. Encore faut-il que les contrôleurs soient loin de la 96. Ce n'est plus vraiment important, maintenant. Quand ils vont savoir ce qui se tramait sur leur 222, sans qu'ils ne s'aperçoivent de rien, ce sont eux qui risquent de l'avoir, le rapport.

— Vous n'allez pas me laisser devant cette crapule ? crie le dormeur.

— Si, justement, dis-je, vous allez pouvoir faire connaissance.

Je reste seul un moment, avec eux deux, en tête à tête, chacun enchaîné en face de l'autre. Et c'est presque drôle. Joli duel en perspective. Jean-Charles hurle de plus belle, si bien que je lui demande de baisser d'un ton pour ne pas réveiller les voyageurs qui jouxtent la cabine. Il continue de chuchoter des insultes et ça rend la scène passablement ridicule.

— Espèce d'ordure… C'est avec mon sang que vous vouliez faire du commerce ? Avec le mien ! Salopard… Salopard !

L'autre ne dit rien et écoute.

— C'est la France qui va me bichonner, maintenant. Je suis un cobaye ? O.K., très bien, mais je préfère ma cage à celle que vous me proposiez. C'est l'État français qui va s'occuper de moi !

Brandeburg se décide enfin à répondre. Très lentement.

— L'État français ? Mais vous plaisantez… Vous ne connaissez vraiment pas la situation… C'est la guerre, monsieur Latour, et vous êtes en première ligne. Vous vous croyez en sécurité, de ce côté-ci de la frontière ? Erreur, vous ne serez plus jamais en sécurité nulle part. Si je ne vous ai pas, personne ne vous aura… Vous serez même trop facile à localiser. Et moi, je m'en tirerai, toujours… C'est une simple question de temps. Vous valez trop cher, on vous retrouvera, et où sera-t-il, ce jour-là, l'État français ?

Jean-Charles reste un instant hébété.

Moi je referme la porte et la boucle au cadenas. J'en ai déjà trop entendu. Qu'ils se démerdent.

Avant de partir, je scotche près de la poignée une affichette : « Hors Service »

*

J'ai cherché Richard, longtemps, et l'ai retrouvé aux prises avec les contrôleurs qui cherchaient absolument à savoir pourquoi on lui avait lancé un appel au téléphone, en pleine nuit. J'ai tout pris sur moi en faisant passer ça pour une blague du genre « c'est drôle de réveiller un collègue en pleine nuit et lui faire parcourir dix voitures ». Ils ont consigné ça dans leur rapport, comme une pièce de plus au dossier de mon infamie : « Utilise le téléphone à des fins personnelles et douteuses au mépris du sommeil des passagers. » S'ils savaient à quel point c'est du travail inutile.

Richard et moi sommes revenus dans nos quartiers. La fille est debout dans le couloir de la 96 et refuse d'aller dormir. À l'heure qu'il est, Jean-Charles doit sérieusement regretter d'avoir balancé la clé. C'est bien fait. Je lui ai laissé un peu d'eau pour sa pilule.

Je vais me trouver une couchette, quelque part, et Richard va continuer le couplage dans ma cabine.

Je lui ai expliqué certains trucs. Pas tout. On dirait qu'il a confiance en moi, malgré tout ce bordel, mes mensonges et les coups qu'il a pris sur la gueule. Comment peut-on me faire confiance ? j'ai demandé. Il m'a dit que ça ne datait pas d'aujourd'hui et il m'a rappelé un épisode que j'avais complètement oublié, un soir de Noël où il avait branché le Requiem de Fauré dans tout le train, histoire de marquer le coup, et ça n'a pas plu au chef de train, un Suisse qui s'était mis en tête de lui faire des misères. Il paraît que j'ai pris la faute sur moi parce qu'il a paniqué à l'idée de se faire virer dès ses débuts. Ensuite il paraît que j'ai fait boire de la tequila au Suisse jusqu'à Lausanne. Je ne m'en souviens pas, je devais être complètement saoul aussi.

Petit à petit la soirée m'est revenue en mémoire, j'avais piqué le sifflet du Suisse pour l'empêcher de donner le départ, sur le quai de Lausanne, juste pour continuer à le voir danser et chanter dans le couloir. Je ne garde que cette image floue.

Un vrai délice.

6

J'ai eu un sommeil tellement léger que j'ai pu réveiller la voyageuse pour Dijon, sans effort et sans mauvaise humeur. Isabelle avait abandonné son poste de garde pour s'écrouler sur une couchette du 4. Je savais bien qu'elle craquerait. Comme tout le monde.

Question sommeil, j'ai récupéré la forme d'antan, à l'époque où, entre deux voyages, j'éprouvais le besoin d'en intercaler un autre, en clando, pour convenances personnelles. Trois allers-retours en une semaine… Il faut bien que jeunesse se passe. Je suis juste un peu engourdi mais tout va bien, même la grippe a obtempéré. Durant ces trente-six heures, je n'aurai dormi que quelques bribes éparses et agitées, denses et volatiles. Rien de sérieux.

Il est 7 h 45, et nous arrivons dans une bonne demi-heure. Le jour n'est pas encore levé. Tous les passeports et billets sont rendus. J'ai rejoint Richard dans la cabine, il a déjà la Thermos à la main, la panthère la lui a remplie, hier. Il n'y a guère que lui pour obtenir ce genre de faveur.

— C'est quoi ton prochain voyage, Richard ?

— Florence.

— Ah oui, c'est vrai… Autre bonne raison de démissionner.

— T'en démords pas ! Et puis d'abord, qu'est-ce que t'as contre cette ville, y a des gens partout dans le monde qui rêveraient d'y aller, et ils n'iront jamais.

— Je sais… Mais tu vois… À ton avis, pourquoi un mec comme Dante a été obligé de partir en exil ? Et pourquoi il a écrit un bouquin sur l'Enfer ? C'est le hasard, tu crois ?

— J'en sais rien… Qu'est-ce que tu veux que j'en sache ? Ça t'oblige pas à démissionner…

— Je jette l'éponge ce matin, c'est fini.

En sortant pisser, j'ai vu Isabelle dans le couloir, mal réveillée. Je lui ai fait signe de nous rejoindre. Devant les chiottes, trois personnes attendent, dont l'élément mâle d'un couple qui occupe la 9. Je passe devant lui avec mon petit air « priorité au service », mais il m'arrête.

— Ma femme est à l'intérieur… elle ne se presse pas… à la maison c'est toujours un problème.

Nous attendons, un peu, mais la fille prend son temps. J'ai presque envie de demander à Richard de jeter un œil dans la télé pour savoir ce qu'elle fout.

— Tu te dépêches, chérie… !

Je ne dis rien, j'attends, je sens que je vais terriblement lui en vouloir dans très peu de temps. Et trois secondes plus tard elle sort, fraîche, pomponnée, étonnée devant autant d'agitation.

— Vous ! Je ne sais pas ce que vous faisiez là-dedans, mais vu le temps que ça a pris j'espère que ça en valait la peine !

Je pisse sans fermer la porte et ressors furieux, sous leurs yeux ébahis.

— Non, Richard, je te jure, j'en peux plus de ce boulot, les gens… trop de gens… J'ai plus le courage. Basta. Tu vois, je me demande si c'est pas Guy Hénaut qui a raison.