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— Toi besoin visa, toi descendre.

— Mais je ne savais pas… je vous assure…

— Toi descendre, j'ai dit.

Il s'est contenu, leur a offert un sourire bwana et m'a serré la main en descendant. Avant de changer de voiture le Suisse m'a tout de même demandé depuis combien de temps on se connaissait, le nègre et moi. À cela il n'y a aucune parade, on peut tout juste travailler sa faculté d'abstraction et peut-être imiter le cri déchirant du coucou.

— Venez immédiatement dans mon compartiment !

Il m'a fait sursauter. Quand on entre chez moi sans frapper je suis capable de tuer. C'est le 23, celui du billet foireux.

— Calmez-vous et parlez-moi autrement. C'est encore à cause de votre billet ?

— On m'a volé mon portefeuille ! Voilà, et j'avais tout là-d'dans ! Mon fric, mon billet, mon permis, tout.

Il a voulu le garder, son titre de transport à la con. C'est bien fait, il aurait dû me faire confiance.

— Vous êtes chargé de surveiller, non ? Vous avez parlé de voleurs, tout à l'heure.

C'est vrai mais pas sur le parcours français. Ces trucs-là n'arrivent qu'en Italie.

— Je ne suis responsable que des billets et des passeports en ma possession.

— C'est toujours comme ça, y'a plus personne ! je veux retrouver mes cinq mille balles et ma carte bleue. Si je tiens le salopard… !

Je le précède dans le couloir et débouche dans le compartiment 2. Le dormeur sibyllin de tout à l'heure fouille les couchettes, et l'Amerlo est à quatre pattes par terre, la tête enfouie sous la banquette. Apparemment, rien que de la bonne volonté.

— Mais ça fait un quart d'heure qu'on cherche ! On me l'a piqué je vous dis !

— Vous avez quitté le compartiment depuis le départ ?

— Dix minutes, pour acheter un sandwich, monsieur et monsieur étaient dans le couloir, dit-il en montrant du doigt ses colocataires.

— Et vous laissez votre portefeuille, comme ça ?

— Je sais plus. J'ai enlevé ma veste un moment… je sais plus.

L'Amerlo se relève.

— Rien en dessous.

Et se rassied, tranquille, vers la fenêtre, jugeant sans doute en avoir suffisamment fait. Le dormeur l'imite en secouant les bras, gêné.

— Mais puisque je vous dis qu'on l'a volé, VO-LÉ, je peux pas l'avoir perdu, quand même !

— Hé… ho, quand on est capable de se le faire voler on est capable de le perdre. Alors maintenant tout le monde sort d'ici, je désosse la cabine et on voit.

En quelques coups de clé carrée je réduis tout le compartiment en pièces détachées. Rien.

— Et alors ? ! C'est pas ici qu'il faut fouiller, c'est tous les autres compartiments, tout le train s'il le faut ! Ça ne va pas se passer comme ça !

Un fou mégalomaniaque. Harpagon qui chiale après sa cassette, fier de son bon droit de victime. Bizarrement, ses jérémiades me donnent envie de dormir mais ce n'est pas le moment de bâiller. Il va bouffer sur mon temps de sommeil. Le pire c'est que nous avons les douaniers dans vingt petites minutes, et j'en connais qui sont tout à fait capables de mettre les pieds dans le plat.

— Vous devez bien savoir ce qu'on fait dans ces cas-là !!!

— Ouais… on appelle le chef de train pour faire un constat… Je sais, c'est pas lourd.

— Un quoi ? Mais je m'en fous de ce papier… je veux mon argent et ma carte bleue, nom de Dieu !

De retour dans ma cabine je saisis le téléphone. À part les annonces contre le vol je n'utilise ce machin qu'à des fins jubilatoires. Ou vengeresses, comme la fois où un contrôleur éméché s'est vaguement foutu de ma gueule. Un quart d'heure plus tard j'ai saisi l'appareil pour dire : « Mesdames et Messieurs les voyageurs, nous vous informons que le train est plein, et que le contrôleur aussi. » Il a compris que c'était moi mais n'a jamais pu vérifier. Ce soir, je vais rester sobre.

« On demande le chef de train dans la voiture 96. »

Voilà qui va être mal accueilli. À 23 h 30 le chef digère son graillon bien arrosé dans une cabine vide et s'apprête à descendre pour rejoindre une paillasse du foyer S.N.C.F. de Vallorbe en attendant un omnibus qui le ramènera chez lui. Si c'est un Grenoblois ça ira, mais si c'est un Parisien il attendra le Galileo du retour qui passe à 2 h 59. Des p'tits trous, toujours des p'tits trous.

Retour vers le drame, compartiment 2. À 23 h 30 un voyageur pour Venise perd son portefeuille et déraille. Cet idiot a déjà investi les compartiments 1 et 3. Des gens dans le couloir regardent, amusés, avec une main rassurante dans la poche intérieure.

— Qu'est-ce qu'il fout votre chef de train ?

— Il arrive, mais de toute façon il descend dans un quart d'heure, son parcours est terminé. Il passe le relais aux contrôleurs suisses.

Mais je sais déjà ce que va dire le Suisse avec son insupportable accent : « Le vol a été commis en France ? Eh ben nous on peu rien fèèèèère. » Logique kafkaïenne et frontalière. Ce soir, je n'ai pas fini d'en entendre.

On vient de ralentir imperceptiblement. Je reconnais au loin, dans le noir, ce bizarre édifice bariolé, une sorte de château d'eau camouflé par un fauviste. Kilomètre moins vingt-cinq. Le trois-étoiles fait une sale tronche.

— C'est toi qu'as appelé ?

Il a encore en mémoire notre échange de tout à l'heure et pense que je le fais exprès. J'expose les faits en trente secondes. J'imagine ce qu'il a dans la tête : « Fallait que ça tombe sur moi. » Je me sens solidaire. Il renifle, inspecte, tâtonne et délibère.

— Je descends dans dix minutes, j'ai juste le temps de faire un constat de vol et perte.

Il sort un bordereau et l'aboyeur explose. Mais trois-étoiles n'a pas envie de discuter.

— Écoutez, je ne peux rien de plus. On arrive à la douane, eux ce sont des gendarmes, attendez voir ce qu'ils diront.

— Je vais leur parler, vous allez voir, ils vont tout fouiller !

Il ne lâche pas le morceau mais au moins, je ne suis plus concerné. Qu'ils se démerdent. En revanche, le Ricain se redresse pour dévisager tous les occupants du compartiment. Le dormeur détourne les yeux.

— On peut… chercher encore un peu, dans le restaurant peut-être…, fait le Ricain.

Personne ne réagit. Sur ce je rentre chez moi et claque la porte radicalement pour m'isoler de tout ce bordel. Je fais coulisser le fauteuil qui devient lit et prépare mon couchage façon pro. Plier une couverture dans le sens de la largeur et l'introduire dans un drap-sac de façon à obtenir une couette. Répéter l'opération avec une seconde couverture et se glisser entre les deux, la tête posée sur deux oreillers. C'est moelleux, chaud, et ça évite d'attraper des saloperies. La seule fois où j'ai vu des types nettoyer les couvertures, ils portaient un masque et vaporisaient une pluie étrange avec des sulfateuses. Il faut être cinglé comme un voyageur pour dormir torse nu à même la chose, et j'en vois souvent. Et puis il est impossible de dormir engoncé dans le sac à viande si on se lève vingt fois dans la nuit. Je suis en retard sur mon emploi du temps, en général je prépare mon pieu à Dole. C'est souvent là que je réalise combien Paris est déjà un souvenir. Plus je dormirai et plus vite je serai chez moi et là je ne me coucherai plus, le voyage suivant est trop vite arrivé.

Les soirs comme celui-là je maudis tout le système ferroviaire. Le train, l'imaginaire du train, les films, les romans, toute cette aura autour d'un lombric en tôle qui fait kataklan kataklan, et ensuite tata tatoum tata tatoum quand il a pris un peu de vitesse. Tout ça m'agace. En fait je suis profondément sédentaire, j'aime ouvrir ma fenêtre sur l'immuable boulangerie d'en face. Quand je roule, c'est la loterie, le rideau peut se lever sur le jour ou la nuit, la ville, la campagne, la gare. Je peux me retrouver nez à nez avec un banlieusard de Vérone, l'œil collé contre ma vitre, curieux de surprendre un Parisien endormi. Au début je trouvais ça drôle, je me goinfrais d'imprévisible, et désormais je le fuis comme la peste. Dans ce boulot, je ne trouve plus aucune poésie, aucune excitation, depuis quelques mois je commence à aimer la régularité, la constance, c'est la seule dynamique viable au quotidien. Quitte à passer pour un petit vieux auprès de mes copains de Paris.