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En deux ans j'ai vieilli de dix.

La lumière est éteinte. Dans trois secondes je pourrai percevoir les points fluo du réveil. J'aurais peut-être dû accepter ce Florence, j'en aurais profité pour me reposer de cette journée de dingue, à Paris. Courir d'urgence dans les bibliothèques, Beaubourg, Chaillot, le C.N.C., compiler une masse de renseignements sur des metteurs en scène, libeller des fiches pour le Larousse du Cinéma. Coup de fil paniqué, ce matin, il leur manquait la biographie de Luc Moullet, et c'est pas le plus facile à pister. Si vraiment j'obtiens le poste qu'ils me font miroiter depuis trois mois je laisse tomber les Wagons-lits avec perte et fracas, et sans préavis.

On toque à la porte. J'étais presque sur le point de faire totalement abstraction du train.

Le Ricain ? Il est à peine reconnaissable, son visage a changé, ses yeux aussi. Ses yeux surtout. Il veut entrer presque de force dans ma cabine et, pris de court, je le laisse me déborder.

— Écoutez-moi. C'est spécial, très spécial…

Il chuinte le ch, ça devient « spéchiol ». Il veut sûrement dire « grave » ou « urgent ». Je réfrène un « calmez-vous ». C'est une phrase que je prononce trop souvent.

— Le type chez moi est fou pour sa carte bleue… cinq mille francs… S'il parle avec la police qu'est-ce qui se passe ?

Un léger pincement, vers mon ventre.

— Ben heu… ils vont vérifier… je ne sais pas… c'est la première fois que ça m'arrive… Un soir, pour un viol, ils sont passés dans tout le train avec la fille pour qu'elle reconnaisse ses agresseurs. Ce soir je ne sais pas…

— Ils vont vérifier les passeports ?

— C'est possible. Vous étiez dans la cabine, vous êtes un peu… un peu suspect…

Prononcé du bout des lèvres mais il a parfaitement saisi. Sa langue propulse quelques positions d'injures.

— Il ne faut pas.

Silence.

La voilà, l'embrouille. La vraie.

— Il ne faut pas quoi ? Qu'on regarde votre passeport ?

— Il faut être à Lausanne à 2 h 50.

— Mais vous y serez, on ne va pas retarder le train pour un portefeuille !

Il regarde ma cabine et cogite à toute vitesse.

— On peut payer ce type, non ? Dix mille s'il ferme sa gueule.

« Fermer sa gueule. » Son français est relativement malhabile mais ça, il l'a parfaitement dit. Dix mille… Il se croit à New York. Là-bas ça marche peut-être.

— Je ne vous le conseille pas.

Il frappe du poing sur son torse et vitupère une phrase dans sa langue, un crachat des bas-fonds, un bruit de haine, de piège. L'impasse, le cul-de-sac. Dead end. J'ouvre et le pousse dehors, il refuse de sortir, une seconde, et me fixe droit dans les pupilles.

— Il ne faut pas. Je ferai tout pour ça, vous comprenez ?

Mon cœur s'accélère, j'ai juste le temps de saisir ce qui me reste de souffle.

— Sortez d'ici. Get out ! You know, I'm working on these fucking trains for four thousand five hundred fucking francs each month, vous comprenez ? So get out of here right now. O.K. ?

Il sort, regarde vers le couloir. Son visage se transforme à nouveau, mais dans le sens inverse, comme un regain de calme. Du coup je respire un peu aussi.

— Au point où vous en êtes il vaut mieux me dire ce que vous risquez. Vous préférez qu'on parle anglais ?

Il sourit. Un sourire sale avec des dents bien blanches. Cette fois il n'est plus du tout inquiet, sa voix ne chevrote plus. Une décision a été prise et je crois que rien ni personne ne s'y opposera.

— Il est possible de cacher quelqu'un ici…, dit-il en montrant ma cabine.

Ce n'est pas une question, c'est juste une affirmation simple et claire.

— Pardon ? Vous plaisantez ? You're joking… ?

— Vingt mille pour toi si quelqu'un passe la Suisse ici. Correct ? Ça fait quatre mois de travail, no ? Juste deux heures et le type descend à Lausanne…

Je ne réalise pas très bien. Dans ma misérable carrière ça ne m'est arrivé que deux fois. La première avec un Argentin sans visa qui me proposait cinq mille, et j'ai refusé. Ce soir je vais refuser pour le quadruple. Quatre mois de boulot, c'est vrai. Je ne visualise même pas la somme, je ne peux que convertir en salaire. Je vais refuser, et même pas par éthique : par peur de la taule.

— Ne me dites surtout pas pourquoi vous voulez passer. Sortez de cette cabine. Je ne suis pas fonctionnaire, je ne suis pas flic. Je veux juste être tranquille. Pas d'emmerdements… vous comprenez « emmerdements » ? No trouble.

— Trente mille. Ce n'est pas affaire de gangsters ou dope ou rien de mal…

— Alors vous avez peur de quoi ?

— Moi ? Rien. Je peux aller en Suisse. Mais pas mon ami.

— Hein ? Vous vous foutez de moi, quel ami ? Votre histoire pue… It stinks.

Je pousse son épaule avec la porte. Il est plus fort que moi. Désormais il me toise en ennemi. Un autre soir, dans une ruelle sombre, un tel regard aurait signifié ma mort.

— You don't want trouble but looking for it. O.K. ?

Il relâche sa poussée, sans insister, comme pour me dire que c'est trop tard et qu'il se débrouillera sans moi. Quelques gouttes de sueur perlent dans mon col, nous commençons à ralentir, j'ouvre un peu la fenêtre. Il fait plus frais mais le bruit décuple, il faut choisir. Je me souviens du regard de l'Argentin après mon refus, j'ai lu dans sa pensée. J'avais la drôle d'impression de l'avoir contraint à l'exil.

Dans cinq minutes, les flics.

J'aurais sûrement dû accepter le Florence. Après tout, ça ne m'éloignait pas beaucoup plus de Paris. 8 h 30 vendredi matin. Comme tout le monde.

*

Le coup a bloqué mes genoux contre la paroi et mon bras droit s'est planté au sol. Debout, ma tête aurait heurté une étagère. Le train s'est figé dans la nuit après quinze mètres de freinage et ça ne laisse pas beaucoup de temps pour se retourner, à peine huit secondes pour passer de 120 à 0. L'alarme est brûlante, je ne la connais pas bien. En deux ans, quatre fois. Je me relève et sors dans le couloir le plus vite possible, sans même remettre mes chaussures. Le choc, la surprise, la sirène, la gueule des gens, les pyjamas mal fagotés, les contrôleurs qui vérifient les poignées une par une pour arrêter le système. Je croise le trois-étoiles qui ne me dit rien, il a oublié que j'étais le couchettiste. On a pu la tirer n'importe où dans le train, à dix voitures de la mienne. Les voyageurs, eux, ne m'oublient pas et les questions fusent. Un gosse pleure et sa mère lui frotte le front. Branle-bas dans le couloir. Un petit coup d'autorité devient nécessaire.

— Rentrez dans vos cabines pour faciliter le travail des contrôleurs !

Tu parles… Autant pisser sur une motrice, ils ont décidé de ne pas m'entendre. Je dois me les faire un par un à grand renfort de s'il vous plaît. Ce n'est pas la panique, non, ça ressemble plutôt à du voyeurisme ordinaire, comme l'attente du bang après un crissement de pneus. Un courant d'air froid passe sur mon visage près du compartiment 1, à l'opposé de ma cabine. Les fenêtres sont pourtant fermées. Sur la plate-forme arrière je vois le trois-étoiles retirer sa casquette, il entre dans les toilettes et la sonnerie cesse aussitôt. La portière du fond est ouverte. Le mouvement est simple, l'alarme a été tirée des chiottes et le type s'est évaporé dans la nature trois secondes plus tard. Je passe le nez dehors, trois-étoiles est au bas du marchepied, on ne discerne rien, un feu rouge, peut-être, au loin, en tête de train.