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— Tu vois quelque chose, toi ?

Pas de silhouette désordonnée, aucun mouvement hormis une brise qui passe dans les buissons. Le trou noir.

Il remonte, une grappe de voyageurs curieux nous pousse presque dehors, des questions sans intérêt, la fraîcheur de la nuit a séché ma transpiration. Il claque la portière en criant quelque chose aux badauds, et ça marche.

— Et toi, sors-moi ton schéma, les billets et les réservations, je vais chercher le collègue et on te retrouve chez toi.

La totale. Une liste complète des voyageurs, avec les montées et les descentes. Pour répondre à une seule question : qui ? Je retourne chez moi, une petite dame en chemise de nuit a passé la tête dans ma cabine. Même pas eu le temps de fermer, tout à l'heure, et j'ai horreur qu'on mette le nez dans mes affaires.

— Qu'est-ce qu'elle a madame 46 ? Elle veut quelque chose madame 46 ?

Elle file direct vers sa couchette 46, sans demander son reste. À priori personne n'a touché aux papiers, j'ai l'habitude de les planquer dans un recoin invisible si l'on ne connaît pas le local. Tout y est. Je m'allonge en attendant les assermentés. Le brouhaha diminue dans le couloir.

J'aimerais bien connaître le bilan, gosses tombés de leur couchette, petits vieux encastrés dans la vitre des chiottes et toute la liste des joyeux traumatismes et commotions.

Qui ? Ils veulent vraiment savoir ? C'est l'Américain, et pour l'instant moi seul le sais.

J'ai son billet et son passeport. On frappe.

— Je vous l'avais bien dit, hein ? Je suis tout seul dans mon compartiment, ils se sont barrés tous les deux avec mon portefeuille. Ils étaient de mèche, c'est comme je disais, et personne ne les a fouillés pendant qu'ils étaient encore là.

Tout seul… ? Le dormeur est parti aussi ? C'était lui, l'ami… Son ami qui ne pouvait pas passer la frontière. Celui qui ne pensait qu'à dormir. Ils ne se sont jamais parlé. Je devrais dire quelque chose pour faire bonne figure devant l'aboyeur, mais quoi ? Il a tort et raison, je ne sais plus ce que je dois dire aux flics. Pour en arriver à fuir en laissant son passeport il faut avoir de sérieuses casseroles au cul, un truc international, Interpol et tout le bordel. J'en sais rien…

J'attends les contrôleurs, la douane, je fais tout ce qu'on me demande et basta, bonne nuit. Galileo, tu m'emmerdes.

*

Ils ont pris mon nom avant de partir, vers minuit et demi, soit vingt minutes de retard sur l'horaire. J'ai parlé de la tentative de bakchich du Ricain, histoire d'être couvert, au cas où. Les flics jouaient du talkie-walkie avec le central mais je n'ai pas réussi à comprendre si les deux autres étaient recherchés. Comment se fier à la gueule d'un douanier ? Impossible de déceler un mouvement de surprise, une émotion. Un jour j'en ai vu un débusquer un mouchoir bourré de diamants au fond d'un sac de bouffe. Le passeur avait en outre une petite toile ex-voto volée trois mois plus tôt dans une abbaye, et le douanier semblait penser à autre chose, sa femme, son lardon qui sèche les cours.

L'aboyeur s'est un peu calmé devant ces nouvelles casquettes, c'est bien la preuve qu'un contrôleur S.N.C.F. ressemble plus à Gnaffron qu'au gendarme. Pas un quidam dans le couloir, plus de curieux ni de badauds, comme s'ils avaient tous un kilo de coke dans la besace. On regarde par terre en attendant que ça passe. Je bâille à n'en plus finir et manifeste un ennui profond.

Le calme est revenu. Demain je m'offrirai un jus au Florian, et après-demain, auprès de ma brune, à Paris. Mais avant tout cela, dormir, dormir la nuit et le jour, rêver, partout, tout le temps, tout de suite.

Éventuellement ils pourraient me contacter à Paris pour une déposition. Tout ce qu'ils veulent pourvu qu'ils se cassent. Les douaniers suisses passent rapidement et s'éloignent sans rien demander. Richard me surprend en plein étirement.

— Le boxon, c'est chez toi ?

— Demain. Je te raconte ça demain.

— Et cette connerie d'alarme ?

— Désolé. Tu t'es écrasé le pif en perçant ta télé ?

— Marre-toi, on a perdu du temps pendant l'alarme et vingt minutes à Vallorbe, les Suisses vont essayer d'en rattraper quinze et les Ritals se feront un plaisir de rallonger la note de deux heures.

Il y a des chances. Un conducteur de loco français ou suisse gagne une prime s'il rattrape un retard, à l'inverse de l'Italien qui est payé en heures supplémentaires. Voilà le secret des retards dans les trains ritals. Un jour où j'attendais une correspondance en gare de Prato, je vois arriver le train avec quatre heures de retard. Je rigole doucement en passant devant un contrôleur des lymphatiques « Ferrovie dello Stato ».

— Alors, les F.S., toujours à l'heure, hein ? Quatre heures, vous déconnez un peu quand même, non ? Et là il affiche un sourire défiant toute ironie.

— Et encore ! Celui sur lequel tu viens de monter, c'est celui d'hier…

Vingt-huit heures de retard. J'ai fermé mon clapet.

Richard soupire.

— Ça va te servir à quoi d'arriver à l'heure à Venise ?

— Y servent plus après dix heures chez Peppe, et en plus j'ai une partie de scopa prévue à neuf.

— C'est terrible… je sais bien ! C'est le salariat. Bon, va te pieuter. J'attends les contrôleurs suisses et je m'écroule, O.K. ?

Il retourne chez lui, dépité, en deuil de sa partie de cartes. Éric n'est pas venu me voir. Je peux me compter un ennemi de plus à la Compagnie internationale des Wagons-lits et du Tourisme. On verra ça plus tard. Il y a toujours moyen de recoller les morceaux.

Il est de rares moments de quiétude dans ces putains de trains, comme la dernière clope, allongé dans le moelleux des couettes, déchaussé, l'œil traînant dans la pénombre du relief helvétique. La der des ders avant le repos est un moment de quiétude de type paternel : les petits sont couchés, je les réveillerai demain, très tôt, et ce sera pénible pour eux comme pour moi, mais ce soir la cendre rougeoie au bout de ma cigarette, le train ronronne et la lune va diffuser une lueur bleutée dans le noir de ma cabine.

Bonne nuit.

Je ne les ai même pas entendus entrer. Ils m'ont agressé les yeux avec la lampe du plafonnier. Une lumière crue et jaune qui m'a poignardé d'en haut, à peine assoupi. Comment peut-on être suisse et contrôleur ? Ça fait beaucoup.

— Tu dormais ? T'en as combien ?

Et leur accent qui ondule, un relief crétin, comme leurs paysages.

— Je ne dormais pas, je préparais une banderole de bienvenue. J'ai trente-sept personnes.

— Avec ou sans les…

— Les fuyards ? Sans. Les douaniers ont gardé leurs billets, les autres sont là.

Il se tait malgré une sérieuse envie d'en savoir plus sur l'affaire, mais il a bien vu que je n'encourageais pas le dialogue. Je veux qu'il éteigne la lumière et qu'il s'en aille. Les gens des Chemins de Fer Fédéraux sont relativement placides, bornés et avares de paroles inutiles. Je ne peux pas leur enlever ce côté Sioux, un Italien m'aurait déjà fait cracher les détails sous la torture. Autre avantage, un Suisse est capable de cribler une pile de billets en vingt secondes. Et Ciao.

— Y'a problèèème.

— Hein… ?

— Il manque un billèèèt.

— C'est une plaisanterie ? Je suis sûr d'avoir trente-sept voyageurs !