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— Je sais, j'ai vérifié avant d'entrer. Mais t'as que trente-six billèèèts…

Gros problème. Il va me chercher l'embrouille. S'il dit trente-six c'est sûrement le nombre exact, ils sont capables de tomber pile rien qu'avec un coup d'œil sur le tas.

— Alors ? Le billèèèt ?

Trouver rapidement une explication.

— Oui ! Ça y est ! C'est le type qu'on a volé, il avait gardé son billet sur lui, ce serait trop long à expliquer, bref on lui a tout piqué et son billet avec. Youpi !

— Il voyage sans billèèèt, alors ?

— …

— Alors ?

Il est là le problème. Un Helvète est incapable de reconnaître la notion d'exception. Le cas d'espèce. Pour eux, même un cadavre est censé avoir son titre de transport. Je me vois en train de réveiller l'aboyeur pour lui faire payer un P.-V. Merde et merde. Je suis crevé et ce Suisse me pompe l'énergie qui me restait afin de tenir debout.

Il n'y a pas que ça. Quelque chose déconne dans cette cabine. Je sens quelque chose de volatil, d'impalpable. Ça flotte dans l'air. Ce n'est pas comme d'habitude.

— Alors ?

Le rail me résonne dans la tête, le Suisse attend une réponse, j'ai l'image de Katia endormie. J'ai besoin d'une cigarette.

— Fais-lui un P.-V. sans taxe, sois sympa, on va pas l'emmerder, il a perdu tout son fric.

C'est la première fois que je demande à un Suisse de faire un geste. En essayant d'y mettre le ton.

Et puis… Je sens quelque chose… cette cabine je la connais, j'ai vécu ce moment cent fois, mais ce soir quelque chose ne colle pas. Une clope oubliée quelque part… ou peut-être un bruit bizarre dans la ventilo…

— Un P.-V. sans taxe ? Je demande d'abord au collèèègue, on va voir.

Dès qu'il sort je suis pris d'une envie de fouiller partout, à commencer par mes propres bagages. Je défais le lit et regarde sous la banquette. Un bruit ? J'ai entendu un crissement, un son de bois qui peine. Ça vient peut-être de la cabine attenante, la 10, une couchette mal enclenchée. Ou le bac à linge, une pile de draps qui dégringole. Je soulève la trappe, à tout hasard.

Un œil. Grand ouvert. Qui me regarde. La trappe retombe comme un couperet et je pousse un cri.

— Hé doucement… c'est moi. Mon collèèègue est d'accord pour le sans-taxe. Encore un qu'a d'la chance…

Du pied, le Suisse a poussé la porte entrebâillée au moment où j'allais tomber par terre. Ne rien dire. Rien. Je ne veux rien. Si, de l'oubli, rien de plus. Et celui-là qui s'installe sur ma banquette pour rédiger son P.-V. de merde. Il ne faut pas qu'il entende le bruit, le bruit du bois. Il va voir l'œil. Et là c'est foutu, je serai coupable, on va m'écarter du rail pour m'immobiliser quelque part. Je sais trop bien ce qui arrive si on débusque un clandestin. Et planqué dans ma propre cabine.

— J'ai un compartiment libre… tu seras mieux, je dis, à mi-voix.

Pas de réponse.

Je ne demandais rien, j'ai toujours évité les emmerdements, je n'ai jamais arnaqué personne, j'ai toujours refusé les clandos et ce soir j'ai un œil qui me fixe du fin fond d'une pile de draps, un Suisse galonné refuse de sortir de chez moi, un dingue de Ricain m'a menacé et l'alarme a sonné. Je vais faire dégager tout le monde d'ici… Laissez-moi faire mon boulot peinard… Il est déjà assez pénible comme ça…

Nous avons un mouvement de tête simultané. Un ralentissement. Lausanne approche.

— Je termine le P.-V. après Lausanne. T'as du monde qui monte ?

— Personne.

Il sort pour au moins trois minutes. Pendant les arrêts, ils peuvent aussi bien descendre que donner un petit coup de lanterne du haut d'un marchepied. Je soulève la tablette et reconnais l'ami du Ricain, le dormeur, prostré, avec un genou ramené vers le corps et l'autre enseveli sous une marée de draps. Il me supplie des yeux, dans cette position on ne peut faire que ça, implorer du regard.

— Ne bougez pas, le contrôleur est juste derrière. Il essaie de dire quelque chose et déglutit, sa jambe doit lui faire mal, il tente de la ramener vers lui.

— … Merci… Je dois… descendre… à Lausanne… Je rabats la tablette qui claque à ras de son nez. Merci ? ! Pauvre pomme, je fais ça pour moi, toi tu peux bien crever tout de suite et n'importe où, sauf dans ma cabine. Le train s'engage sur un quai, à 1 h 30, comme prévu. L'Américain avait parlé d'une échéance à Lausanne. Il faut que je me débarrasse de ce poids mort dès maintenant, à l'arrêt, ça m'évitera de le jeter par la fenêtre sur le parcours, du haut d'un petit col enneigé. Personne n'y verrait rien et je pourrais enfin dormir en paix.

Mais ce Suisse de malheur a décidé de ne pas descendre, il lance un mot à son collègue, agite sa lampe, et tout ça du couloir. Il faut que je l'écarte de là pour virer mon clandestin.

Son acolyte lui hurle quelque chose en allemand, un incompréhensible R.A.S. Des Zurichois ? Voilà pourquoi je les trouvais coriaces, ce soir. Il cesse d'agiter son lampion, le pose à terre, referme la fenêtre et se retourne vers moi en posant les poings sur ses hanches.

Ce soir je ne me reconnais plus. Je suis obligé de la boucler devant un Suisse, et j'ai mal. D'habitude tous les sarcasmes inimaginables y passent, je sers tous les jeux de mots nuls sur l'emmental, je fais l'éloge du chocolat belge et une étude comparative des coucous, et je demande des renseignements précis sur la position idéale de la langue pendant le yodle. Beaucoup s'y prêtent, certains m'opposent un mépris souverain et je jubile, toujours, à l'idée de déconcerter un démocrate mou, inculte, et économiquement fort. Je ne connais rien de plus savoureux que d'être pris pour un con par un Suisse. Mais ce soir Antoine va baisser d'un ton.

Le bruit lourd des ressorts de la portière se met en branle et un souffle glacé vient troubler notre face-à-face. Nous restons figés, hébétés sans qu'il y ait de quoi, en attendant que ça grimpe. Mais celui qui vient d'ouvrir n'est pas pressé. Une main s'accroche lentement à la poignée pour hisser le reste du corps à bord. Une silhouette bleue surgit, un grand manteau bleu marine surmonté d'une tête très blonde aux cheveux raides, des yeux angéliques, une peau blanche et un regard qui rend impossible toute considération sur l'individu avant qu'il n'ouvre la bouche. Il m'a tout de suite fait penser à un guitariste des Stones, mort dans une piscine. Dès qu'il s'est mis à parler une volute d'air chaud s'est échappée de ses lèvres.

— Pardon messieurs, je suis bien dans la voiture 96 ?

Je lance un « oui » franc et clair, à peine masqué par le « ouaaais » du C.F.F.

— J'attendais deux voyageurs arrivant de Paris et je suis étonné de ne pas les voir.

La porte est restée ouverte mais c'est plutôt une bouffée de chaleur qui me sort des pores. J'ai même l'impression que ce type parvient à discerner le halo d'émanations autour de moi. Je sais bien de qui il veut parler.

— Des voyageurs de CETTE voiture ? Ils ressemblaient à quoi ? je demande.

— Il y avait un homme assez fort, brun, avec un accent anglo-saxon. L'autre était français.

Il n'en sait visiblement rien. Il recule d'un pas et regarde dehors, fait des gestes avec les mains mais je ne peux pas voir à qui il s'adresse. Le Suisse pointe l'index vers moi.

— Demandez à ce monsieur.

Je ne sais pas quoi répondre.

— J'en sais rien… allez dans la 95 ou la 94, il y a souvent des changements de dernière minute dans les réservations.

Un coup de sifflet sur la voie, le contrôleur s'engouffre dans ma cabine. Je ne dois pas le laisser seul.

Second coup de sifflet.

— Trop tard, désolé, on démarre, vous restez jusqu'en Italie ou vous descendez ?

Il n'avait sans doute pas prévu de se retrouver là, coincé dans cette alternative, mais un battement de cils lui a suffi pour choisir. Il veut le dormeur, et j'aimerais tellement le lui donner.