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Il se trouvait donc que j’avais sous les yeux un tableau qui contrastait avec celui d’Holbein, quoique ce fût une scène pareille. Au lieu d’un triste vieillard, un homme jeune et dispos; au lieu d’un attelage de chevaux efflanqués et harassés, un double quadrige de bœufs robustes et ardents; au lieu de la mort, un bel enfant; au lieu d’une image de désespoir et d’une idée de destruction, un spectacle d’énergie et une pensée de bonheur.

C’est alors que le quatrain français: À la sueur de ton visaige, etc. et le O fortunatos… agricolas de Virgile me revinrent ensemble à l’esprit, et qu’en voyant ce couple si beau, l’homme et l’enfant, accomplir dans des conditions si poétiques et avec tant de grâce unie à la force, un travail plein de grandeur et de solennité, je sentis une pitié profonde mêlée à un respect involontaire. Heureux le laboureur! Oui, sans doute, je le serais à sa place, si mon bras, devenu tout d’un coup robuste, et ma poitrine devenue puissante, pouvaient ainsi féconder et chanter la nature, sans que mes yeux cessassent de voir et mon cerveau de comprendre l’harmonie des couleurs et des sons, la finesse des tons et la grâce des contours, en un mot la beauté mystérieuse des choses! Et surtout sans que mon cœur cessât d’être en relation avec le sentiment divin qui a présidé à la création immortelle et sublime.

Mais, hélas! Cet homme n’a jamais compris le mystère du beau, cet enfant ne le comprendra jamais!… Dieu me préserve de croire qu’ils ne soient pas supérieurs aux animaux qu’ils dominent, et qu’ils n’aient pas par instants une sorte de révélation extatique qui charme leur fatigue et endort leurs soucis! Je vois sur leurs nobles fronts le sceau du Seigneur, car ils sont nés rois de la terre bien mieux que ceux qui la possèdent pour l’avoir payée. Et la preuve qu’ils le sentent, c’est qu’on ne les dépayserait pas impunément, c’est qu’ils aiment ce sol arrosé de leurs sueurs, c’est que le vrai paysan meurt de nostalgie sous le harnais du soldat, loin du champ qui l’a vu naître. Mais il manque à cet homme une partie des jouissances que je possède, jouissances immatérielles qui lui seraient bien dues, à lui, l’ouvrier du vaste temple que le ciel est seul assez vaste pour embrasser. Il lui manque la connaissance de son sentiment. Ceux qui l’ont condamné à la servitude dès le ventre de sa mère, ne pouvant lui ôter la rêverie, lui ont ôté la réflexion.

Eh bien! Tel qu’il est, incomplet et condamné à une éternelle enfance, il est encore plus beau que celui chez qui la science a étouffé le sentiment. Ne vous élevez pas au-dessus de lui, vous autres qui vous croyez investis du droit légitime et imprescriptible de lui commander, car cette erreur effroyable où vous êtes prouve que votre esprit a tué votre cœur et que vous êtes les plus incomplets et les plus aveugles des hommes!… J’aime encore mieux cette simplicité de son âme que les fausses lumières de la vôtre; et si j’avais à raconter sa vie, j’aurais plus de plaisir à en faire ressortir les côtés doux et touchants, que vous n’avez de mérite à peindre l’abjection où les rigueurs et les mépris de vos préceptes sociaux peuvent le précipiter.

Je connaissais ce jeune homme et ce bel enfant, je savais leur histoire, car ils avaient une histoire, tout le monde a la sienne, et chacun pourrait intéresser au roman de sa propre vie, s’il l’avait compris… Quoique paysan et simple laboureur, Germain s’était rendu compte de ses devoirs et de ses affections. Il me les avait racontés naïvement, clairement, et je l’avais écouté avec intérêt. Quand je l’eus regardé labourer assez longtemps, je me demandai pourquoi son histoire ne serait pas écrite, quoique ce fût une histoire aussi simple, aussi droite et aussi peu ornée que le sillon qu’il traçait avec sa charrue.

L’année prochaine, ce sillon sera comblé et couvert par un sillon nouveau. Ainsi s’imprime et disparaît la trace de la plupart des hommes dans le champ de l’humanité. Un peu de terre l’efface et les sillons que nous avons creusés se succèdent les uns aux autres comme les tombes dans le cimetière. Le sillon du laboureur ne vaut-il pas celui de l’oisif qui a pourtant un nom, un nom qui restera si, par une singularité ou une absurdité quelconque, il fait un peu de bruit dans le monde?…

Eh bien! Arrachons, s’il se peut, au néant de l’oubli, le sillon de Germain, le fin laboureur. Il n’en saura rien et ne s’en inquiètera guère; mais j’aurai eu quelque plaisir à le tenter.

III. Le père Maurice

– Germain, lui dit un jour son beau-père, il faut pourtant te décider à reprendre femme. Voilà bientôt deux ans que tu es veuf de ma fille, et ton aîné a sept ans. Tu approches de la trentaine, mon garçon, et tu sais que, passé cet âge-là, dans nos pays, un homme est réputé trop vieux pour rentrer en ménage. Tu as trois beaux enfants, et jusqu’ici ils ne nous ont point embarrassés. Ma femme et ma bru les ont soignés de leur mieux, et les ont aimés comme elles le devaient. Voilà Petit-Pierre quasi élevé; il pique déjà les bœufs assez gentiment; il est assez sage pour garder les bêtes au pré, et assez fort pour mener les chevaux à l’abreuvoir. Ce n’est donc pas celui-là qui nous gêne; mais les deux autres, que nous aimons pourtant, Dieu le sait, les pauvres innocents! nous donnent cette année beaucoup de souci. Ma bru est près d’accoucher et elle en a encore un tout petit sur les bras. Quand celui que nous attendons sera venu, elle ne pourra plus s’occuper de ta petite Solange, et surtout de ton Sylvain, qui n’a pas quatre ans et qui ne se tient guère en repos ni le jour ni la nuit. C’est un sang vif comme toi: ça fera un bon ouvrier, mais ça fait un terrible enfant, et ma vieille ne court plus assez vite pour le rattraper quand il se sauve du côté de la fosse ou quand il se jette sous les pieds des bêtes. Et puis, avec cet autre que ma bru va mettre au monde, son avant-dernier va retomber pendant un an au moins sur les bras de ma femme. Donc tes enfants nous inquiètent et nous surchargent. Nous n’aimons pas à voir des enfants mal soignés; et quand on pense aux accidents qui peuvent leur arriver, faute de surveillance, on n’a pas la tête en repos. Il te faut donc une autre femme et à moi une autre bru. Songes-y, mon garçon. Je t’ai déjà averti plusieurs fois, le temps se passe, les années ne t’attendront point. Tu dois à tes enfants et à nous autres, qui voulons que tout aille bien dans la maison, de te remarier au plus tôt.

– Eh bien, mon père, répondit le gendre, si vous le voulez absolument, il faudra donc vous contenter. Mais je ne veux pas vous cacher que cela me fera beaucoup de peine, et que je n’en ai guère plus d’envie que de me noyer. On sait qui on perd et on ne sait pas qui l’on trouve. J’avais une brave femme, une belle femme, douce, courageuse, bonne à ses père et mère, bonne à son mari, bonne à ses enfants, bonne au travail, aux champs comme à la maison, adroite à l’ouvrage, bonne à tout enfin; et quand vous me l’avez donnée, quand je l’ai prise, nous n’avions pas mis dans nos conditions que je viendrais à l’oublier si j’avais le malheur de la perdre.