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Quelques instants, le dix cors demeura tremblant sur ses jambes grêles, puis, voyant la clairière vide, souffla fortement, frappa du pied, et, au pas, comme rassuré, s’en alla, se perdit au fond des bois…

Au loin, les cors affaiblis apportaient un écho de retraite.

Vers ces échos, vers la cavalcade disparue, Jeanne laissa s’envoler un baiser du bout de ses doigts…

Et vers cette cavalcade, aussi, ce fut un geste de menace implacable qui échappa à l’homme poudreux, au piéton déchiré, à François Damiens, du fond du fourré où il s’était caché, d’où il avait assisté à toute cette scène, et d’où enfin il s’éloignait à grands pas dans la direction du château…

– Jeanne! Jeanne! criait en accourant la femme au teint couperosé, il t’a parlé! Que t’a-t-il dit? Et toi, qu’as-tu répondu? Mon Dieu, mon Dieu, chère enfant! Ah! c’est maintenant que je ne regrette pas tout ce que j’ai dépensé pour ton éducation! Voyons, parle-moi donc!…

– Taisez-vous, poison… ma chère poison… taisez-vous!

Et Jeanne, exubérante, sous le coup de cette joie intense, inconnue, irrésistible, qui fait rire aux éclats et qui fait sangloter, Jeanne s’envolait en une course gracieuse, entraînait les fillettes, conduisait la ronde, follement, et, à pleine voix, le cœur battant, jetait aux échos sa triomphante ritournelle:

Cigale, ma cigale, allons, il faut chanter,

Car les lauriers des bois sont déjà repoussés…

Sont déjà repoussés…

– Comment, chère madame Poisson, observa discrètement la femme blonde, elle vous appelle poison!

– Un caprice de cette folle enfant… mais cela m’est bien égal… Ah! chère madame du Hausset, voilà une journée que je ne donnerais pas pour un million!

– Et M. de Tournehem?… Il n’arrive pas…

– C’est pourtant à la clairière de l’Ermitage qu’il m’a donné rendez-vous, reprit Mme Poisson radieuse. Mais qu’il vienne ou ne vienne pas… tant pis!… Ah! que je suis heureuse!

Et Jeanne la bergère avec son blanc panier

Allant cueillir la fraise et la fleur d’églantier,

Allons, il faut chanter.

Entrez dans la danse,

Voyez comme on danse…

Là-bas, la chanson de Jeanne éclatait, plus envolée plus triomphale. La ronde quittait la clairière, s’enfonçait sous bois… et… tout à coup, un silence lourd… quelque chose comme un grand frisson d’angoisse sur toute cette joie…

Là, sous les buissons épineux, sous la jonchée des feuilles, perdue en ce coin de forêt, solitaire, déjà rongée par les mousses, apparaissait une grande dalle de marbre couchée à terre… Une tombe!… Oui, une tombe!…

Et sur cette tombe, un homme, debout, le front dans la main, les yeux voilés de larmes… une grande douleur, sans doute!…

Et c’était contre ce marbre solitaire, contre cette tombe, contre cet homme, contre cette douleur que la ronde exubérante, la joie fiévreuse de Jeanne, la folle chanson éperdue de bonheur venaient de se heurter, glacées soudain, les ailes brisées.

II LA TOMBE SANS NOM

Jeanne s’était arrêtée, toute pâle. Il lui parut que c’était là un symbole de sa destinée… Joie, amour, chansons légères, enivrements, visions rayonnantes, tout cela aboutissait à une tombe… ce serait là sa vie!

Timidement, elle leva les yeux vers cet homme qui pleurait, et un léger cri lui échappa:

– Mon oncle! Mon bon oncle!…

– Jeanne!… Antoinette!…

«Chère enfant!…

L’instant d’après, la jeune fille était dans les bras de l’homme qu’elle appelait son oncle, et celui-ci l’accablait de paternelles caresses… Il semblait avoir doublé le cap de la quarantaine et portait avec une noble aisance un riche costume de ville, habit marron, veste à grands ramages en satin blanc, tricorne galonné de soie, longue canne à pomme d’or.

C’était une franche et loyale physionomie, empreinte en ce moment d’une indéfinissable tristesse.

– Nous vous attendons depuis deux heures, dans la clairière, reprit Jeanne maintenant rassurée et souriante; «maman Poison» est là… Madame du Hausset aussi…

– J’arrivais, ayant laissé mon carrosse à l’Ermitage, et je me dirigeais vers la clairière, guidé par ta jolie voix… lorsque je me suis arrêté devant ce marbre…

– Vous pleuriez, mon bon oncle!… Oh! pourquoi?… dites-le à votre petite Jeanne, à votre petite Toinon… dites-lui votre chagrin.

– Oui… tu vas le savoir, enfant… et tiens! c’est pour cela même que je t’ai fait venir à la clairière…

À ce moment, Mme Poisson, écartant les branchages de sa lourde main, montra sa figure couperosée, et poussa de grands cris avec une nuance d’inquiétude et de respect exagéré:

– Monsieur de Tournehem! quel bonheur de vous voir!… Cette mignonne ne comptait plus sur vous!…

– Madame Poisson, dit alors M. de Tournehem, voulez-vous avoir l’obligeance d’aller m’attendre à l’Ermitage où vous retrouverez mon carrosse?…

– Mais…

– Emmenez aussi Mme du Hausset et les enfants, interrompit Tournehem d’un ton bref.

Mme Poisson exécuta la révérence, jeta un dernier regard sournois sur Jeanne, et partit, emmenant les fillettes qui, toutes, embrassèrent leur grande amie, – la souveraine de leurs jeux quand elle venait à l’Ermitage.

De Tournehem s’assura que la matrone était réellement partie, puis, prenant Jeanne par la main, la fit asseoir sur un vieux tronc de hêtre, jeté bas par quelque tempête… et s’assit lui-même près d’elle.

Il la contempla une minute avec une profonde tendresse, tandis qu’elle lui souriait.

– Mon enfant, dit-il enfin, as-tu conservé pour moi quelque affection malgré mes longues absences?

Elle appuya sa tête sur l’épaule de celui qu’elle appelait son oncle, et, les yeux à demi fermés, le regard perdu au loin vers des souvenirs d’enfance:

– J’avais cinq ans lorsque vous êtes parti pour les Indes, mon bon oncle; mais il m’en souvient comme d’hier… Vous m’avez prise sur vos genoux, ma tête contre votre poitrine… et nous sommes restés longtemps ainsi… je sentais sur mes cheveux comme des gouttes de rosée tiède, et lorsque je vous regardai, je vis que cette rosée, c’étaient vos larmes… la rosée de votre affection… Et je ne puis vous dire combien ma petite âme fut émue… mais ce dut être bien profond, puisque, aujourd’hui encore… quand un ennui secret m’assombrit le cœur, c’est dans ce cher souvenir que je me réfugie…

– Antoinette!… Ma petite Toinon chérie!…

– Puis, continua Jeanne-Antoinette, vous êtes revenu deux ans plus tard. Et à la grande joie qui m’inonda d’une lumière caressante, je compris combien vous m’étiez cher… Puis, de nouveau, vous avez fui vers les pays lointains… allant, revenant, ne demeurant jamais plus de trois mois près de nous… Les années se sont écoulées… Quand vous étiez au loin, je me sentais seule au monde, et souvent je me demandais quelle inquiétude, quel chagrin puissant vous chassaient de Paris… Lorsque vous étiez là, au contraire, je me sentais rassurée comme près d’un père…