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M. de Tournehem tressaillit violemment.

– Qu’avez-vous, mon bon oncle?…

– Rien… continue, enfant, dit sourdement M. de Tournehem.

– Et puis, je voyais bien que, de loin comme de près, vous m’aimiez. Tout éloigné que vous étiez, vous vous occupiez de mon éducation… Maman Poisson recevait de vous de longues lettres où vous alliez jusqu’à indiquer vous-même quel maître à danser il fallait me donner… Par ces détails, je voyais votre tendresse, et la mienne s’augmentait de jour en jour… Ne vous devais-je pas tout, tout au monde! Vous m’avez fait élever comme une princesse… j’ai appris la musique, la peinture et même la gravure, j’ai reçu des leçons de poésie, il n’est pas de grande dame qui puisse se flatter d’avoir eu autant de maîtres que moi… Mes caprices faisaient loi… les bijoux les plus précieux, je les avais. Vous aviez voulu faire de moi une petite fille parfaitement heureuse… Comment voulez-vous que je ne vous adore pas?

Elle jeta ses bras autour de son cou.

– Enfant chérie! murmura Tournehem. Ainsi… tu es vraiment heureuse?…

– Autant qu’on peut l’être depuis que vous êtes parmi nous pour toujours…

– Oui, pour toujours maintenant… Car le grand chagrin qui m’éloignait de France, avec l’âge, s’est atténué dans mon cœur… Et quand même il y serait aussi vif que jadis, le moment est venu pour moi de ne plus te quitter… Voici que tu vas avoir dix-neuf ans, bien que tu en paraisses à peine seize… et puis l’heure a sonné de la confession…

– Une confession!

– Ou plutôt une histoire que tu dois connaître, c’est nécessaire!

– Je vous écoute, mon bon oncle…

– Eh bien, il y a vingt ans, j’ai connu un jeune écervelé qui s’appelait… Armand. C’était l’un des fidèles de monseigneur le Régent; toutes les folies, toutes les orgies, toutes les fêtes, sérénades, bals masqués, enlèvements, duels, Armand était le fiévreux organisateur de ces tristes amusements où il engloutit la moitié de son énorme fortune et que récompensait seulement un sourire du Régent… Mais tout cela n’était que folie de jeunesse… bientôt Armand devait en arriver au crime.

– Le crime! murmura Jeanne en pâlissant.

– Il n’est pas d’autre nom pour l’infamie d’Armand. Écoute, mon enfant. Tu es d’âge à tout entendre, et ton esprit supérieur te met au-dessus des fausses pudeurs. Armand n’avait eu jusque-là que des liaisons. Il eut alors une maîtresse. Elle s’appelait Jeanne… oui, Jeanne… comme toi!… Elle était pauvre, de bourgeoisie tombée dans la misère à la suite des spéculations du fameux Law. Armand vit cette jeune fille, pure, candide, belle comme une madone de Raphaël. Il l’aima, le lui dit. Elle répondit qu’elle ne serait jamais qu’à l’homme dont elle porterait fièrement le nom. Armand se fût cru déshonoré aux yeux des roués qu’il fréquentait s’il eût consenti à ce mariage. Il continua à amuser la jeune fille de ses fausses promesses… Un jour… jour de honte et de malheur…

M. de Tournehem s’arrêta un instant, et essuya la sueur d’angoisse qui coulait de son front.

Puis, d’une voix rauque, comme s’il eût étouffé un sanglot, il continua:

– Ce soir là donc, Armand s’apprêtait à se rendre à quelque nouvelle fête lorsqu’on frappa à sa porte. Il ouvre lui-même. Et Jeanne est devant lui… Jeanne bouleversée de désespoir, Jeanne toute en larmes. Les mains jointes, elle s’écrie: «Armand, mon père, mon vieux père va être arrêté pour une dette de vingt mille livres. Il en mourra. Au nom de l’affection que vous m’avez avouée, sauvez-le!…» Le premier mouvement d’Armand fut de courir à son secrétaire et de signer un bon de vingt mille livres sur le trésor royal. Mais alors… oh! alors… le démon de la luxure enflamma sa tête et lui souffla l’infamie qui pèsera sur toute sa vie. Le bon à la main, il revint à Jeanne palpitante, et lui dit… oui, il eut le courage affreux de lui dire: «Soyez à moi, et votre père est sauvé!» Et comme Jeanne éperdue reculait en jetant une clameur d’angoisse, il l’enlaça de ses bras et ajouta: «Si tu es à moi, je jure sur mon honneur que tu seras ma femme avant un mois!…» Que penses-tu de cet homme, mon enfant?…

Frémissante, les yeux agrandis par une sorte d’effroi, la jeune fille fixait sur M. de Tournehem un regard profond, empli de muettes questions angoissées.

Et comme elle gardait le silence, M. de Tournehem baissa la tête.

– Tu ne réponds pas, reprit-il. C’est donc que tu condamnes… cet Armand… comme je l’ai condamné moi-même… La malheureuse Jeanne consomma le sublime sacrifice qui lui était demandé… Elle se donna pour sauver son père. Sacrifice inutile!… Jeanne s’était retirée avec son père dans un hameau voisin du parc de Versailles. Trois fois par semaine, Armand venait la voir… dans une clairière où il y avait un étang…

Alors, d’une voix grave et tremblante, la jeune fille interrompit M. de Tournehem.

– Le hameau, mon oncle, s’appelait l’Ermitage, n’est-ce pas?… La clairière, c’était celle où je chantais tout à l’heure?… Dites, mon oncle, n’est-ce pas cela?…

– Eh bien! oui… C’est là, à deux pas de nous, que Jeanne et Armand se donnaient leurs rendez-vous. Un jour, trois mois après l’odieuse scène du sacrifice, Jeanne avoua à son amant qu’elle allait être mère. Et, avec une mortelle tristesse, elle ajouta:

«Si je ne deviens pas votre femme, selon votre serment, mon père mourra le jour où il connaîtra mon déshonneur… Je ne crois pas, Armand, que je lui survive!»

Dès ce moment, les visites d’Armand s’espacèrent, puis cessèrent…

M. de Tournehem s’arrêta frissonnant.

Et la jeune fille, maintenant, contemplait la dalle de marbre.

– Mon oncle, demanda-t-elle, pourquoi n’y a-t-il pas de nom sur cette tombe?…

M. de Tournehem leva les yeux au ciel, puis les ramena lentement vers la terre, comme s’il eût vainement cherché dans l’éther immuable une réponse à l’effrayante question.

Et ce fut d’une voix plus basse, plus brisée qu’il poursuivit:

– Quelques mois s’écoulèrent. Armand s’étourdit dans les fêtes pour étouffer son remords et son amour.

Oui! son amour! Car plus il allait, plus il comprenait que Jeanne avait été le seul amour de sa vie! Un matin de printemps, après une nuit d’orgie où ses amis avaient beaucoup ri de le voir pleurer, il sauta à cheval, courut à l’Ermitage et entra dans la pauvre maison que Jeanne habitait avec son père… Jeanne était étendue sans connaissance dans un méchant lit. Un homme vêtu de noir se penchait sur elle… Au pied du lit, dans une bercelonnette, pleurait un bébé… Armand saisit l’homme noir par le bras: «Où est le père? demanda-t-il d’une voix rauque. – Enterré il y a un mois, jour pour jour! – Qui êtes-vous? – Le médecin. – Ce bébé? – Né il y a un mois, jour pour jour! – Et elle? Elle? haleta Armand en désignant Jeanne. – Elle! répondit le médecin… Dans une heure, elle sera morte!

Un sanglot déchira la gorge de M. de Tournehem.

Et, comme s’il eût craint de ne pouvoir achever, il se hâta de continuer: