— C’est un peu court.
Margont était prisonnier de ce personnage d’arriviste provocateur qu’il avait improvisé. Pour ne pas choquer les puristes, les idéalistes, il tempérait par la foi cet opportunisme affiché. Manifestement, ce dernier point troublait Jean-Baptiste de Châtel. Il répondit :
— « Il a méprisé le serment, il a rompu l’alliance ; il avait donné sa main, mais il a commis toutes ces fautes ; il n’échappera pas ! C’est pourquoi ainsi parle le Seigneur, l’Éternel : Je suis vivant ! C’est le serment fait en mon nom qu’il a méprisé, c’est mon alliance qu’il a rompue. Je ferai retomber cela sur sa tête. » Ézéchiel, chapitre 17, versets 18 à 19. Qui se pagure offense Dieu Lui-même et rompt avec Lui.
L’expression de Jean-Baptiste de Châtel s’inversa du tout au tout, tel un morceau de glace se transformant instantanément en vapeur. Voilà qu’il semblait sur le point de serrer Margont dans ses bras.
— Bien, fort bien !
Dans l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert, Margont avait passé quatre années à étudier la Bible sous la férule des moines. Il avait même failli devenir l’un des leurs, bien que ce fût contre son gré. Alors, dans le domaine théologique, il était difficile de le prendre en défaut. Lorsque l’on ment, l’une des meilleures tactiques n’est-elle pas d’entraîner l’adversaire sur un terrain connu ?
— Que savez-vous de l’Antéchrist ? lui demanda Châtel.
Margont crut que celui-ci continuait à tester ses connaissances en abordant un sujet inhabituel.
— « Il abattra trois rois. Il prononcera des paroles contre le Très Haut, il opprimera les saints du Très Haut et il espérera changer les temps et la loi », Daniel... Je ne me souviens plus du chapitre...
Jean-Baptiste de Châtel exultait.
— Magnifique ! Un croyant, un vrai ! Alors, Quentin – puis-je vous appeler ainsi ? –, vous qui connaissez si bien les Saintes Écritures, n’est-il pas évident que Napoléon est l’Antéchrist ?
Margont, abasourdi, se demanda si son interlocuteur ne se moquait pas de lui. Sa réaction causa une fêlure dans la joie cristalline de Jean-Baptiste de Châtel.
— Mais enfin, cela coule de source, monsieur de Langés !
Margont était dérouté par une théorie aussi extrême. Jean-Baptiste de Châtel s’en formalisa et ne lui adressa plus un mot. Leur alliance avait duré le temps de quelques versets... Et la belle tactique de Margont se retourna contre lui : loin de s’allier avec Jean-Baptiste de Châtel, il s’en était fait un ennemi.
— Notre croisé a-t-il terminé son prêche ? demanda Louis de Leaume avec une ironie telle que ses mots ressemblaient à une gifle.
Manifestement, lors d’une admission, il n’entrait pas dans les usages du groupe qu’un membre se permette d’accaparer ainsi la parole au détriment du chef. Par sa repartie, le vicomte avait souhaité réaffirmer son rôle de meneur. Mais Jean-Baptiste de Châtel, loin de se soumettre à ce rappel à l’ordre, adressa un sourire narquois à Leaume, le provoquant plus encore. Il se réjouissait avec ostentation d’avoir amené le vicomte à se mettre en colère, et son attitude mettait mal à l’aise ses compagnons. Leaume choisit de l’ignorer. Margont se demanda si la rivalité pour le pouvoir suffisait à elle seule à expliquer l’animosité qui régnait entre ces deux hommes. D’ailleurs, Jean-Baptiste de Châtel avait toujours une manière étrange de fixer le vicomte d’un regard appuyé, insistant. Leaume se tourna vers Margont.
— Que voulez-vous en échange de votre aide ?
— Le plus possible. Faire partie des membres dirigeants des Épées du Roi.
— Il faut être parmi nous depuis plus de deux mois et avoir accompli un acte prouvant sa loyauté.
— Manquer de me faire égorger pour vous rencontrer, voilà une preuve de ma loyauté ! Quant à vos deux mois, je n’ai pas la patience d’attendre et, de toute façon, nous ne les avons pas. Le sort de la guerre va se jouer dans les semaines qui viennent. Si mon offre ne vous intéresse pas, peu importe. Il existe bien d’autres organisations royalistes : la Congrégation, les Chevaliers de la Foi, les Amis de l’Ordre... Le roi récompensera les meneurs : je vais donc devenir l’un d’entre eux, avec ou sans vous.
— Nous avons des règles, monsieur.
— Je n’en doute pas. Mais vous n’êtes pas le genre d’homme à vous embarrasser avec elles.
Ce fut d’un oeil nouveau que Louis de Leaume se mit à le regarder.
— Vous êtes bien perspicace... Les gens perspicaces sont dangereux, parce qu’ils ne se contentent pas des mensonges qui tranquillisent tout un chacun. Pourquoi souhaitez-vous intégrer notre groupe ? Les Chevaliers de la Foi, par exemple, sont plus connus : pourquoi ne vous êtes-vous pas adressé à eux en premier lieu ?
— Ils sont trop nombreux. Je serais noyé dans la masse, on ne m’écouterait guère, je demeurerais un pion de deuxième ordre et il n’en est pas question ! Admettez-moi au sommet, parmi vous, et mon imprimerie pèsera lourd dans le succès de vos projets. À vous de décider. C’est maintenant que l’on va voir si vous êtes vraiment l’homme d’action que vous prétendez être !
— Je vous accepte parmi nous, effectivement comme membre dirigeant. J’en prends la responsabilité.
Voulant renforcer sa position de chef, il avait pris cette décision sans demander l’avis des autres. Varencourt et honoré de Nolant, aux anges, serrèrent la main de Margont en signe de fraternité. Jean-Baptiste de Châtel se contenta de hocher la tête à son intention, avec réticence et froideur.
— Puisque vous voilà des nôtres, il y a encore une personne que nous allons vous présenter, dit Louis de Leaume. Car tous les membres du comité directeur doivent se connaître. Il nous faut monter à l’étage.
Dans les escaliers, Margont faillit trébucher. Blême, il reprit sa montée. Il venait de deviner pourquoi cet autre comploteur était demeuré là-haut tandis qu’on l’interrogeait : il ne voulait pas assister à son éventuelle exécution...
CHAPITRE XI
Dépourvue de mobilier, glacée et sans âme, la pièce n’était pas habitée. Cette réunion nocturne constituerait son seul moment de vie. Elle serait abandonnée aussitôt après, étape éphémère d’un cache-cache épuisant dans Paris.
Une femme y accueillit Margont, soulagée de voir que les événements avaient pris cette tournure. Elle avait quarante ans ou un peu plus. Elle était belle. Mais ses longs cheveux étaient tirés en un chignon passé de mode ; aucun fard ne mettait son visage en valeur ; elle ne portait pas de bijoux ; sa robe était terne... Margont songea qu’elle paraissait dissimuler sa beauté. Cette dernière lui avait-elle attiré un jour quelque malheur ?
Son regard était d’une intensité rare. Ses yeux bleus vous transperçaient l’âme, vous sondaient, cherchant à débusquer votre vérité intérieure. Pour Margont, c’était une épreuve semblable à une brûlure, comme si ses mensonges se consumaient dans son âme.
— Chevalier Quentin de Langés, annonça-t-il en s’inclinant pour fuir ce regard inquisiteur.
— Mademoiselle Catherine de Saltonges. Vous voilà donc parmi nous. Nous vous prenions pour un espion...
Le ton ironique de cette dernière phrase laissait entendre qu’elle ne lui accordait pas sa confiance.
— M. de Langés est un ancien soldat et il possède une imprimerie ! dit le vicomte de Leaume.
— J’ai tout entendu...
— Si les avis n’avaient pas pu se départager, auriez-vous voté la vie ou la mort ? lui demanda Margont.
Elle baissa les yeux, comme il le désirait.
— Comment pouvez-vous parler ainsi ? Je n’aurais pas... Je... Sans moi ! Mais vous ne me plaisez pas, monsieur. Vous mélangez le vrai et le faux. Cela m’écoeure.
Son visage exprimait le dégoût, comme si les mensonges de Margont avaient dégagé une odeur de pourriture.