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Il brandit une feuille devant ses yeux et la parcourut.

— Vous êtes, je cite, « un homme admirable »...

Il dut s’interrompre, car Talleyrand venait d’émettre un petit rire. Le prince de Bénévent ne croyait plus depuis longtemps à l’admirable, ni même en l’homme, d’ailleurs...

— Vous vous êtes acquitté de votre tâche avec brio, et cetera, et cetera, et cetera. Au vu de ces appréciations et de votre biographie, M. de Talleyrand et moi-même estimons que vous êtes l’homme qu’il nous faut.

Margont était un républicain convaincu. À l’heure où Paris risquait d’être menacé, il désirait aider à protéger la capitale et non pas du tout être « l’homme qu’il fallait », quelle que fût l’affaire qu’allait exposer Joseph. Ce dernier se cala dans son fauteuil et le fixa.

— Hier soir, le colonel Berle a été assassiné chez lui, ici, à Paris. Nous avons des raisons de croire que ce crime a été commis par un ou des royalistes...

— Mais il s’agit peut-être d’une fausse piste, intervint aussitôt Talleyrand.

— Ce colonel du génie avait plus de soixante ans, mais, au vu de la situation, il avait accepté de reprendre du service. Il faisait partie des officiers que j’avais chargés de réfléchir aux moyens d’améliorer les défenses de Paris. Nous nous préparons au pire par principe, mais, bien évidemment, l’ennemi n’arrivera jamais jusqu’ici !

— Il y est déjà, Votre Excellence... objecta Margont.

— Insolent ! Encore un révolutionnaire qui croit à la liberté d’expression ! Et il ose m’appeler « Votre Excellence » et non « Votre Majesté » ! Je suis roi d’Espagne !

Il ne restait plus de l’« Espagne impériale » que Barcelone et une partie de la Catalogne. La couronne de Joseph, il n’y avait plus que ce dernier à la voir. Margont se força à se modérer. Sa franchise et son amour des reparties cinglantes lui avaient déjà valu des ennuis par le passé. Mais les termes de « Votre Altesse » ou de « Votre Majesté » se coinçaient dans sa gorge. Il offrait un visage impassible. En revanche, son esprit tempêtait. Cela faisait des mois que l’on aurait dû commencer à renforcer la capitale ! Or on n’avait pas construit un seul retranchement, pas creusé un fossé ! Personne n’avait défini de consignes en cas d’attaque ! Une inaction pareille était criminelle. Joseph craignait-il d’inquiéter la population ? Trouvait-il plus judicieuse la tactique de l’autruche ? Le lieutenant général marqua une pause, trahissant une dernière hésitation à confier cette enquête à Margont. Puis il se lança :

— Le dossier que nous avons sur vous en dit long à ce sujet, major, reprit Joseph. Mais tant mieux. Rien de tel qu’un républicain pour chasser du royaliste ! La victime a été torturée. On a certainement voulu l’obliger à révéler des secrets. J’ignore si ce pauvre Berle a parlé... Il devait me formuler des propositions pour transformer la butte Montmartre en une redoute inexpugnable garnie de canons de gros calibre, pour protéger les accès de Paris... Il travaillait également sur les plans de retranchements qui protégeraient les débouchés des faubourgs, sur la question des ponts : comment les fortifier, les doter d’estacades...

Margont sentait quelque chose remuer en lui. Montmartre, les ponts... Bien sûr, il fallait faire tout cela pour protéger les Parisiens. Mais imaginer ces lieux qu’il appréciait se couvrant de retranchements et d’artillerie le troublait.

— L’assassin a laissé un emblème royaliste. Une cocarde blanche avec en son centre une médaille ornée d’un symbole héraldique : une fleur de lys en fer de lance côtoyant une épée. Elle était épinglée à la chemise du colonel. Il a également subtilisé des documents. Heureusement, la plupart de ceux-ci étaient codés, conformément à mes instructions. Notre hypothèse est qu’un petit groupe de royalistes a décidé de mener des actions pour déstabiliser la défense de Paris.

Les comploteurs royalistes ! Tout le monde parlait d’eux. On en imaginait des dizaines de milliers là où il ne devait y en avoir que quelques milliers disséminés dans des myriades d’organisations. Depuis les défaites impériales catastrophiques de 1812 et de fin 1813, ils avaient recouvré leur crédibilité et leur énergie. Ils s’agitaient d’autant plus qu’ils n’avaient qu’une peur : que Napoléon parvienne à un compromis avec les Alliés et conserve son trône. Partisans de la guerre à outrance contre l’Empereur, certains d’entre eux étaient favorables à l’utilisation de moyens extrêmes : meurtres et rébellions.

— Nous pensons que l’assassin a laissé ce symbole pour créer un climat de peur. Nos ennemis de l’intérieur ne sont qu’une poignée. Ils veulent paraître plus nombreux et plus dangereux qu’ils ne le sont en réalité. Ne jouons pas leur jeu ! J’exige que ce détail demeure secret. Ni le domestique qui a découvert le corps du colonel ni vous ne devez ébruiter cet aspect de l’affaire. Quant à la Police générale, elle ne sera même pas au courant. Il se trouve que nous possédons un avantage et c’est vous qui allez l’exploiter.

Joseph laissa Margont méditer un instant ces dernières paroles.

— Le meurtrier croit être dissimulé dans l’anonymat des multiples organisations monarchistes : les Chevaliers de la Foi, la Congrégation, l’Aa, les Sociétés du coeur de Jésus... Or il sous-estime l’efficacité de nos services de police, car nous avons un informateur dans un groupe, les Épées du Roi. Cet homme, Charles de Varencourt, est issu de la noblesse normande. Il s’est mêlé à ces conspirateurs par conviction politique, mais il a un point faible, un vice : le jeu. C’est un joueur invétéré, donc un perdant perpétuel. Voici quelques semaines, il s’est mis à nous monnayer ses renseignements.

Ce genre de personnage irritait l’idéaliste qu’était Margont.

— Je vois... intervint-il. Quand il n’a plus eu de pièces, il a misé ses compagnons.

— Très juste. Nous n’avons pas encore procédé à leur arrestation pour trois raisons. La première : dans ce genre d’affaires, nous évitons la précipitation. Plus on attend, plus on accumule les renseignements, plus on identifie de membres du groupe. À ce jour, nous n’avons pas encore réussi à localiser les lieux de résidence de tous les meneurs. La deuxième : ces conspirateurs ont du mal à se mettre d’accord sur les actions qu’ils veulent mener, si bien qu’ils ne représentent pas un danger immédiat. La troisième : grâce à eux, nous pourrions bien réussir à capturer un gibier de tout premier ordre, le comte Boris Kevlokine. Mais je vous en dirai plus là-dessus tout à l’heure. Charles de Varencourt, donc, nous a fourni des informations. Certains des comploteurs envisagent de mener une campagne d’assassinats visant des membres clés de la défense de Paris.

Quoique Joseph tentât de le dissimuler, sa voix s’était mise à vibrer. Il avait peur. Croyait-il que l’on tenterait de s’en prendre à lui ? Margont s’abstint de le rassurer en lui précisant qu’il n’était pas dans l’intérêt de leurs ennemis d’éliminer un incapable pareil. De toute façon, la sécurité des hauts personnages était remarquablement bien assurée. Joseph se racla la gorge et tenta une nouvelle fois de maîtriser son trouble, ce qui ne fit que laisser transparaître plus encore son inquiétude.

— Le colonel Berle était sur la liste des personnes qu’ils projettent d’assassiner. J’avais fait renforcer les mesures de protection. Discrètement, afin de ne pas révéler à nos adversaires que nous en savions long sur eux ! Mais j’avoue que nous n’avions pas prévu ce qui s’est passé. Les royalistes en faveur de l’utilisation du meurtre sont minoritaires chez les Épées du Roi. Leur projet est toujours débattu, mais il a pour l’instant été écarté. D’autres membres projettent de fomenter un soulèvement populaire. Il y a ceux qui souhaitent imprimer des affiches et ceux qui veulent des fusils, ceux qui comptent attendre que tout se fasse sans eux tout en ayant l’air d’avoir participé aux événements... Le groupe s’est renseigné sur les victimes potentielles. Domicile, lieu de travail, trajets, manies, entourage, nombre de soldats en faction... L’assassin du colonel Berle était au courant de tout cela. Lorsqu’il a agi, quinze personnes se trouvaient sur les lieux ! Des sentinelles, le secrétaire particulier, deux valets, trois servantes, la cuisinière, la fille de cuisine, le cocher... Or cet homme s’est introduit par une fenêtre, il s’est déplacé dans la maison en dépit des va-et-vient et il a réussi à gagner le bureau au deuxième étage. C’est la preuve qu’il connaissait bien les habitudes de sa victime. Quant au symbole qu’il a laissé, il s’agit de l’emblème secret des Épées du Roi.