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Margont pensait à Paris. Quelques crimes pouvaient-ils réussir à déstabiliser la défense de la capitale ? Hélas oui. Et Talleyrand ? Le prince de Bénévent demeurait silencieux tout en ne perdant pas une miette de ce qui se disait ni des réactions des interlocuteurs. Margont était curieux d’entendre ce qu’il avait à dire.

— Alors, major, que concluez-vous de ces premiers éléments ? demanda Joseph.

— Rien, Votre Excellence.

Le lieutenant général leva les yeux au ciel, puis sa tête bascula en arrière. Il fixa le plafond, les stucs qui composaient une ellipse élégante et le lustre monumental dont les bougies luttaient contre la grisaille hivernale. Ce geste sonnait faux. Joseph semblait l’avoir mis au point, tel un acteur, pour intimider les interlocuteurs qui ne lui disaient pas ce qu’il voulait entendre. Parce qu’il était le frère de l’Empereur, ce figurant avait été nommé roi. Mais, au lieu de devenir un Henri V, il n’était qu’un piètre roi Lear lui-même à l’origine d’une partie des maux qui l’accablaient aujourd’hui. Il se leva.

— J’exige une réponse, major.

— Peut-être que l’un des membres de ce groupe a décidé de mettre tout seul à exécution le plan consistant à employer le meurtre contre l’Empire. En laissant l’emblème, outre le fait qu’il nous fait savoir que nous avons des ennemis au coeur même de Paris, il espère également entraîner bon gré mal gré les autres conspirateurs dans cette voie. Il déclenche un processus : à cause de ce crime, vous allez accroître vos efforts contre les Épées du Roi, ce qui va les inquiéter et les pousser à commettre des actes toujours plus violents.

Joseph se réjouit et le sourire de ce haut personnage était supposé tenir lieu de récompense.

— C’est aussi notre opinion.

— Ou alors...

Le lieutenant général leva les sourcils. Ses pensées n’envisageaient pas de « ou alors ».

— On peut aussi craindre que votre informateur soit le coupable, poursuivit Margont. Car ce crime fait monter la valeur de ce qu’il a à vendre. Je suis persuadé que vous avez augmenté la rémunération de ses services.

Talleyrand tapota le sol de sa canne. Sa façon d’applaudir. Il prit la parole et sa voix charmait, vous faisant croire que vous étiez quelqu’un de remarquable.

— Monsieur le major Margont, faites de votre mieux pour arrêter cet assassin. Aidez Paris et défendez vos idéaux !

Ce renard méritait sa réputation. Tandis que Joseph s’obstinait à penser que Margont allait lui obéir parce qu’il était Joseph Ier, Talleyrand, lui, faisait immédiatement mouche. Ces quelques mots étaient pareils à un index qui se posait sur l’hématome de l’âme de Margont. Les jours à venir allaient être critiques. En cas de défaite de Napoléon, la France subirait l’occupation militaire des puissances coalisées contre elle. Or, toutes étaient des monarchies ou des empires. Les acquis de la Révolution, de la République et de l’Empire seraient écrasés tels des cafards sous les bottes de ces monarques.

— Troisième cas de figure : le coupable est un proche du colonel, ajouta Margont, et il tente de lancer les enquêteurs sur une fausse piste.

Joseph secoua la tête.

— Notre informateur est formel : les Épées du Roi ont la hantise des espions. Ils se méfient de tout et de tout le monde. Ils protègent leurs secrets. Or il s’agit de leur emblème, il n’y a pas d’erreur possible, et seuls ceux qui font partie de leur comité directeur le connaissent, ainsi que Savary, le ministre de la Police générale, et moi-même. Non, il est clair que l’un des leurs – ou plusieurs ? ― est l’auteur de ce crime.

Margont observait comment Joseph disposait les pièces sur l’échiquier. Napoléon, la Grande Armée devenue si petite, mais pourtant encore redoutable, Louis XVIII, les royalistes, les multitudes de pions des armées alliées, un colonel assassiné, un ou des coupables, un espion peu fiable, Paris... Mais lui, où espérait-on le placer ?

— La Police générale me paraît tout à fait capable de mener cette enquête, commenta-t-il prudemment.

— Et c’est ce qu’elle va faire, major. Vous, vous allez devenir membre des Épées du Roi.

— Comment ? hurla Margont. Mais vous voulez ma mort ? Je refuse de...

— On ne me refuse rien ! La décision est déjà prise.

— Je suis incapable de réussir ! Je ne parviendrais jamais à me faire passer pour un aristocrate et, au premier faux pas, je serais...

— Au contraire ! Vous êtes l’homme rêvé pour cette mission. Vous avez passé plusieurs années de votre enfance dans l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert, parce que votre oncle voulait faire de vous un moine, même si c’était contre votre gré. Reprenez cela tel quel ! La même histoire est arrivée à bien des fils cadets de la noblesse dont le père était soucieux de léguer tous ses biens à l’aîné. Vous savez lire et écrire, vous connaissez le latin... Vous allez vous faire passer pour le chevalier Quentin de Langés. La famille de Langés existait bel et bien, nous n’avons pas choisi ce nom au hasard. Elle appartenait à la noblesse languedocienne et elle a été massacrée durant la Révolution, vous lirez son histoire dans les documents que nous vous fournirons. Donc si les Épées du Roi envoient l’un des leurs enquêter sur votre passé, il trouvera effectivement des traces : un nom par-ci par-là, un château incendié dont il ne reste rien... Et avant qu’il ait fait les trois cents lieues aller-retour... Vous êtes officier ? Des dizaines de milliers d’aristocrates qui avaient émigré sont revenus en France pour bénéficier des amnisties généreusement accordées par l’Empereur. Un bon nombre d’entre eux ont choisi la carrière militaire. Il n’y aura que peu de mensonges à ajouter à votre propre histoire pour faire de vous un bon royaliste et, moins vous mentirez, plus vous serez crédible.

— Je serai démasqué et on me retrouvera dans la Seine ! Vous possédez déjà un informateur...

— Nous n’avons aucune confiance en ce Varencourt. Il nous faut un homme loyal. L’affaire est devenue de première importance, on ne peut pas s’en remettre à un mercenaire.

— Quand il aura perdu votre argent sur les tables de jeu, c’est ma vie qu’il misera ! Il a monnayé ses amis, il se rachètera à leurs yeux en me dénonçant, puis il vous vendra les noms de ceux qui m’auront poignardé !

Joseph haussa le ton, gesticula, rougit... Il ressemblait à un verre qui, agité par une main en colère, déborde de vin rouge.

— Taisez-vous ! Ce sont mes ordres ! Croyez-vous que quiconque ici se soucie de votre avis ? Continuez et je vous envoie galoper dans les pattes des cosaques ! Silence !

Sur le bureau était amassé un fatras de papiers, de livres et d’objets. Il poussa le tout des deux mains en direction de Margont.

— Voilà tout ce qu’il vous faut : la biographie du chevalier Quentin de Langés, un passeport en règle stipulant que vous êtes revenu en France en 1802 pour bénéficier de l’amnistie du 6 floréal an X, une chevalière aux armoiries des Langés – que vous ne porterez pas, mais garderez chez vous –, la clé de votre logement, un peu d’argent, des fausses lettres de votre ancienne maîtresse qui est restée en Écosse, des ouvrages décrivant Édimbourg où vous avez vécu dans la misère, ce qui a fini par vous contraindre à rentrer, quelques précisions sur les régiments dans lesquels vous avez servi – le 18e et le 84e, que vous connaissez bien –, une liste d’expressions chéries par les royalistes, un résumé des renseignements que nous a fournis Charles de Varencourt... Apprenez tout par coeur, puis détruisez ce qui doit disparaître.