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Russie, Autriche, Suède, Angleterre, Prusse... Margont n’avait pas l’habitude de raisonner à une telle échelle. Lui considérait le monde au niveau des individus, de chaque homme en particulier. Mais il connaissait la réputation de Talleyrand. Ce négociateur de génie pouvait réellement réussir à convaincre le Tsar. Il faisait partie des rares personnes encore à même d’aider Napoléon à éviter le désastre et à empêcher que la France ne soit envahie.

Joseph reprit la parole, vexé de voir Talleyrand se montrer clair et convaincant tandis que lui-même s’égarait ou hésitait. Ils marchaient côte à côte dans le labyrinthe de la situation politico-militaire. Le prince de Bénévent laissait Joseph se précipiter dans un cul-de-sac ou s’énerver sur une porte fermée. Puis il lui disait, mielleux : « Par ici, peut-être... » Et de reprendre leur route. Néanmoins, si son chemin menait effectivement quelque part, seul lui savait où exactement.

— Nos meilleurs limiers sont sur la piste de ce Kevlokine : policiers, espions, traîtres en tout genre, diplomates qui l’ont côtoyé... Tous les groupes royalistes de la capitale tentent d’entrer en contact avec lui, pour obtenir de l’argent, des informations et que sais-je encore. Ils veulent également l’amener à soutenir la cause d’une restauration auprès du Tsar. Et Kevlokine, de son côté, cherche lui aussi à rencontrer les meneurs de ces groupes, pour les aider à semer le trouble et pour évaluer si Louis XVIII disposerait d’un réel soutien s’il montait sur le trône. Si jamais les Épées du Roi parviennent à se mettre en rapport avec lui, vous devez immédiatement nous en informer ! Votre priorité sera alors d’en apprendre le plus possible à ce sujet afin de nous permettre d’arrêter cet homme.

— Comment cela, ma priorité ? Et l’enquête sur l’assassinat du colonel Berle ? s’emporta Margont.

Joseph cligna des yeux. Vraiment, cet homme l’irritait à refuser de s’aplatir comme une carpette devant lui. Il aurait voulu choisir quelqu’un d’autre, un « monsieur Ouivotremajesté ». Mais il n’avait que Margont sous la main.

— Major, arrangez-vous pour courir deux lièvres à la fois ! Tous nos lévriers cherchent le comte Kevlokine tandis que vous, vous vous occupez de votre enquête. Cependant, si l’agent du Tsar vient à passer à votre portée, ne le manquez pas ! Monsieur le prince de Bénévent...

Talleyrand hocha la tête.

— J’ai déjà rencontré le comte Kevlokine, à l’époque où j’étais ministre des Relations extérieures et où nos rapports avec la Russie étaient meilleurs... Il a quarante-cinq ans, une forte corpulence, un visage charnu aux lèvres rosées, des cheveux d’un gris vif-argent, des yeux bleu clair éternellement cernés, un teint blafard qui contraste avec ses joues sanguines – car il a un vieux penchant pour la boisson –, des gestes maniérés... Il sait se montrer chaleureux. Il parle avec un léger accent, qui se décèle surtout quand il roule les r. C’est un esprit brillant. Voilà qui devrait vous permettre de l’identifier si vous êtes amené à croiser sa route. M. de Varencourt n’a jamais mentionné le nom de Kevlokine. Ne l’interrogez surtout pas à ce sujet. Ne courons pas le risque d’attirer son attention sur le comte Kevlokine. En ce qui concerne M. de Varencourt, nous préférons le laisser venir plutôt que de lui révéler nos intentions exactes avec des questions maladroites.

L’entretien touchait à sa fin. Joseph se dit que cet officier avait eu son compte de coups de bâton et qu’il était temps de lui jeter une carotte.

— Quelle récompense demanderez-vous, lorsque vous aurez accompli votre mission avec succès ?

Margont, quoique surpris par la question, bondit sur l’occasion.

— Je souhaite obtenir l’autorisation de lancer un journal, Votre Excellence.

Une rébellion ! Joseph ressemblait à un prêtre qui voit son interlocuteur invoquer le diable dans sa propre église. Talleyrand lui-même ne pouvait cacher son étonnement, mais il se ressaisit :

— Vous êtes sûr que vous ne préférez pas de l’argent, comme tout le monde ? Et puis, c’est tellement moins dangereux...

— Je me permets d’insister. Je souhaite devenir journaliste. J’ai toujours aimé les mots, les idées, les débats, l’art, la culture... Le...

— C’est impossible ! trancha Joseph.

Le prince de Bénévent ajouta :

— Les meilleures gazettes sont celles dont les pages sont blanches. Ainsi, elles ne blessent personne. Dois-je vous exposer le principe du journalisme dans l’Empire ? L’Empereur déclare quelque chose, cela devient la vérité et les journalistes retranscrivent la vérité. Or vous ne possédez manifestement pas cette qualité de savoir répéter tout en ayant l’air de parler par vous-même, un peu comme un écho...

Joseph revint en terrain connu.

— Vous toucherez cinq mille francs ! Et le double si vous nous permettez de nous emparer du comte Kevlokine.

— Vous pourrez ainsi financer votre journal, major. En Louisiane, ou au Siam... La liberté d’expression est une belle chose à condition d’exprimer ce que l’on vous dit d’exprimer, ou d’exprimer autre chose, mais alors en le faisant très loin d’ici.

Cela ressemblait à un marchandage. Décidément, Margont ne parlait pas la même langue que ces gens-là. Joseph sortit une feuille d’un tiroir et la signa. Il y apposa son sceau et la tendit à Margont.

— Lorsque l’on joue un rôle, il est important de pouvoir prouver qui l’on est en réalité...

Cette lettre précisait la véritable identité de Margont, son grade et le fait que Joseph l’avait chargé d’une mission confidentielle.

— Major, ce document peut vous sauver la vie comme il peut vous faire tuer. À vous de savoir le cacher et d’en faire bon usage. Maintenant, dépêchez-vous ! J’ai fait en sorte que la Police générale ne soit avertie qu’à midi. Avant son arrivée, vous avez juste le temps de repasser à votre caserne pour revêtir un habit civil et de vous rendre au 10, rue de Provence – non loin de l’église de la Madeleine –, pour examiner de vos propres yeux la demeure de la victime.

— Le colonel Berle vous y attend... précisa Talleyrand.

Il pouvait parler avec un cynisme stupéfiant tout en ayant l’air d’être sérieux.

— Vous passerez par la porte de derrière, celle des domestiques, reprit Joseph. Un dénommé Mejun vous ouvrira. Il vous attend. Vous le reconnaîtrez au fait qu’il boite. Ne vous adressez qu’à lui ! Ne révélez rien aux autres !

— Je m’en doute, Votre Excellence. Si l’assassin était si bien renseigné, c’est que des serviteurs ont dû parler...

— Mais pas Mejun, qui servait le colonel depuis vingt ans, d’abord comme soldat, puis comme valet. Je vous donne l’ordre de prendre l’emblème des Épées du Roi pour le remettre à Mejun. Dans un deuxième temps, des agents de ma police personnelle viendront le récupérer. Ce sont eux qui se chargeront de se renseigner sur cet indice.

— Avec tout mon respect, Votre Excellence, je préférerais garder cet...

— La seule chose que vous devez préférer, c’est m’obéir ! Ma police s’occupera de ce symbole ! Elle a l’habitude de ce genre de tâche. Si elle découvre quoi que ce soit à son sujet, vous en serez informé par l’intermédiaire de celui que vous aurez choisi pour vous seconder dans cette enquête. Moins vous aurez entre les mains d’objets compromettants, moins vous courrez de risques.

Il se tut, pour savourer le plaisir de voir Margont s’abstenir de formuler une nouvelle objection, puis reprit :