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Duhesme se débarrassa de Saber – qui était persuadé de l’emporter... – en l’expédiant dans la garde nationale de Paris, sous le prétexte on ne peut plus mensonger qu’il savait bien former les hommes. Le maréchal Moncey, qui commandait en second la garde nationale et réclamait à cor et à cri des officiers expérimentés pour encadrer ces multitudes de miliciens, accepta avec joie. Saber n’avait commandé son régiment que trente-cinq jours... Le général Duhesme, sans faire de distinctions, traita de la même manière les amis que Saber avait amenés avec lui...

Margont voulut traverser cette foule désorganisée, mais il fit l’effet d’une aiguille piquant une bulle de confusion. Des visages l’encerclèrent. Des nouvelles ! Tous voulaient des nouvelles tandis que lui cherchait de l’air.

— Je ne sais rien de nouveau ! clamait-il.

Les gardes s’obstinaient. Mais si, il avait forcément obtenu des informations puisqu’il était... En fait, qu’était-il exactement ? Deux épaulettes de colonel, mais, étrangement, des fils argentés se mêlaient aux dorés. Même bizarrerie avec son shako : deux galons à son sommet, l’un large et doré, mais le second, fin et argenté. Et son plumet ? Dans l’infanterie de ligne, celui d’un colonel était blanc, celui d’un chef de bataillon rouge. Le sien était mi-rouge mi-blanc. Ce devait être un « demi-colonel », ou un « chef des chefs de bataillon »...

— Faites place pour le major ! s’époumona un capitaine.

« Major » ? Mais qu’est-ce que c’était que ça ? À quoi cela servait-il ?

Margont fit signe à Lefine, qui expliquait aux recrues le fonctionnement du fusil modèle 1777 modifié en l’an IX, et l’entraîna à sa suite pour aller voir

Saber. La mort dans l’âme, les gardes nationaux les regardèrent s’éloigner. Où était l’Empereur ? Gagnait-on cette guerre ou était-on en train de la perdre ?

Noyé dans son bureau aux allures de bibliothèque bombardée, le colonel Saber griffonnait un courrier tout en en dictant deux autres à ses officiers adjoints. Quoiqu’il fût toujours ami avec Margont, Lefine et Piquebois, son attitude vis-à-vis d’eux s’était modifiée depuis son ascension fulgurante. Il faut dire qu’il était si souvent occupé à critiquer ceux qui étaient plus haut placés que lui qu’il n’avait plus guère le temps de regarder vers le bas. On racontait que le maréchal Moncey, en lisant la première missive que lui avait adressée Saber, avait failli s’étouffer en avalant son café. Heureusement pour ce dernier, il n’y avait actuellement personne pour le remplacer. Saber rédigeait en ce moment même une dixième lettre adressée au maréchal. Margont ne pouvait pas discerner ce qu’il en était, mais l’écriture parlait d’elle-même : mots reliés les uns aux autres pour gagner du temps, papier martyrisé par une plume trop appuyée, longue liste d’alinéas...

Saber tendit brusquement la feuille à l’un de ses officiers.

— Rajoutez la formule de politesse !

Il ne le faisait pas lui-même, car il était furieux contre le maréchal, qui n’appliquait pas ses innombrables propositions pour protéger Paris. Consciencieusement, le lieutenant Dejal entreprit d’imiter l’écriture de Saber. Il murmurait : « Je suis, avec le plus profond respect, de Monsieur le Maréchal le fidèle et dévoué... » Saber lui arracha la feuille des mains ; la plume traça involontairement un trait oblique et, de rage, vomit une perle noire sur le bois clair du bureau.

— Vous perdez la raison ? Allez-vous également ajouter que je viendrai lui cirer les bottes ? Moins obséquieuse, la formule ! Récrivez toute la lettre ! Quelque chose comme : « Salutations de votre obligé », parce que je suis bien obligé de le saluer. Mais un peu plus enrobé : il est si susceptible !

Il feignit de se remettre à dicter à son autre souffre-douleur, puis adressa enfin un regard à Margont et à Lefîne, qui patientaient au garde-à-vous.

— Repos. Quelles mauvaises nouvelles ?

Margont obtint de faire sortir les deux officiers adjoints. Alors, il expliqua, sans donner de détails, qu’il était chargé d’une mission confidentielle et qu’il demandait à avoir Lefîne à ses côtés pour l’assister. La lettre de Joseph consterna Saber. Il se demandait pourquoi le commandant de l’armée et de la garde nationale de Paris refusait de l’inclure dans ce secret. Comment ce haut personnage pouvait-il croire que l’on allait réussir quoi que ce soit d’important dans la capitale sans l’aide du colonel Saber ? Il en arriva à la conclusion que Joseph était un incompétent, tout comme Moncey, le général Duhesme et tous les autres, et il se sentit plus seul que jamais.

— Bien. J’obéis aux ordres. Pour une fois que Joseph se décide à faire quelque chose, je ne vais pas faire la fine bouche ! Major Margont, le capitaine Piquebois vous remplacera dans vos fonctions. Je le ferai avertir. Vous pouvez prendre le sergent Lefine avec vous. J’espère que vous serez de retour le plus vite possible. Vous pouvez disposer.

Puis il rappela ses officiers adjoints. Margont et Lefine allaient partir lorsque Saber intervint :

— Une affaire secrète... Je n’aime pas cela. Faites attention à vous...

Durant un instant, ce fut comme si l’ancien Saber était à nouveau là. Puis Margont et Lefine s’en allèrent tandis que la voix de Saber retentissait, semblant les poursuivre dans le couloir.

— Lieutenant Dejal, vous n’avez pas encore terminé ma lettre au maréchal Moncey ? Lieutenant Malsoux : lettre au général sénateur comte Augustin de Lespinasse, commandant l’artillerie et le génie de la garde nationale de Paris. « Toujours rien ! Où sont les canons auxquels j’ai droit ? » Voilà l’idée clé : habillez ça avec des mots et le strict minimum de respect imposé par la hiérarchie militaire, qui est bien trop généreuse avec ce genre d’aigrefins. Lieutenant Dejal, toujours pas fini avec le maréchal ? Mais mon pauvre Dejal, ne vous laissez pas intimider par le mot « maréchal ». Habituez-vous-y, au contraire, car vous servez sous mes ordres...

Margont et Lefine revêtirent des vêtements civils. Margont chargea également un soldat de remettre une lettre au médecin-major Jean-Quenin Brémond, qui se trouvait dans l’île de la Cité, à l’hôpital de l’Hôtel-Dieu, où il soignait les blessés français et alliés affluant dans Paris. Il avait placé son mot dans une enveloppe cachetée à la bougie, afin de se prémunir des regards indiscrets, et imaginait déjà le visage incrédule de Jean-Quenin devant cette demande de le rejoindre au plus vite chez un certain colonel Berle, en dissimulant son uniforme sous un manteau, en passant par la porte de derrière et en n’acceptant de parler qu’à un dénommé Mejun... Mais Jean-Quenin avait l’habitude des demandes apparemment saugrenues de son ami : il viendrait, sauf cas de force majeure.

Puis, tout en se rendant sur les lieux du crime d’un pas rapide, il informa Lefine de toute l’affaire.

CHAPITRE IV

Le colonel Berle avait connu l’âge d’or de l’Empire, celui durant lequel les hommes compétents se voyaient récompensés larga manu. Il possédait donc un hôtel particulier, qui toisait la rue du haut de ses trois étages. Une sentinelle gardait l’entrée principale, détendue, ne s’étant rendu compte de rien. Sous peu, consternée, elle verrait arriver la Police générale et serait emportée dans un tourbillon d’agitation et de questions. Mais le moment présent appartenait aux hommes de l’ombre, à ceux qui se dissimuleraient lors du branle-bas de combat à venir, et qui passaient par les portes dérobées.