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— Madame le Président, puis-je vous demander si vous avez une idée sur ce qui se passe à Monte Albán, pourquoi ce lieu est soudain devenu si important ? Tout ce que vos subordonnés ont pu me dire, c’est qu’ils observent la situation avec une attention extrême, ce qui n’a rien d’extraordinaire – après tout, nous en faisons tous autant grâce à Synthi Venture.

— Elle préfère être appelée par son vrai nom, à savoir Mary Ann Waterhouse, réplique Hardshaw. C’est une personne aussi agréable qu’intelligente, d’ailleurs.

Tactique classique destinée à gagner du temps ; voyons si Jameson a vraiment l’étoffe d’une journaliste de classe.

— Pouvez-vous confirmer que vous avez été en contact avec elle ? dit Jameson. Puis-je citer vos propos sur ce point… et puis-je vous demander à nouveau si vous savez ce qui va se passer là-haut ?

Oui, se dit Hardshaw, cette fille en a. Elle se hâte de rédiger une note : Jameson doit figurer sur la liste des reporters auxquels le Président fait des déclarations officieuses ; elle saura à merveille exploiter une fuite volontaire.

— Il y a plusieurs questions. Oui, j’ai parlé à Mary Ann Waterhouse – elle est en parfaite santé, ainsi que son jeune compagnon, Jesse Callare. Tous deux ignorent également ce qui se prépare. Seuls Louie et Carla sont au courant. Si Mary Ann est aussi utile, c’est parce que Louie et Carla se servent de sa liaison avec Passionet pour nous transmettre des informations. Mais ni Jesse ni Mary Ann ne sont responsables de cette situation – dans l’histoire, ce sont des passagers plutôt que des conducteurs.

Jameson se mordille les lèvres.

— Pardonnez ma maladresse de débutante, mais je viens tout juste de penser à une autre question que j’ai un peu peur de vous poser.

Hardshaw la gratifie d’un sourire rayonnant, un sourire qui semble amical et qu’elle cultive depuis fort longtemps… car il lui donne l’allure d’un fauve retroussant les babines avant de passer à l’attaque. Elle se rappelle ce que lui disait le procureur du comté auprès duquel elle a débuté sa carrière : « Quand on veut faire de la politique, on doit traiter les journalistes comme des chiens : on leur caresse la tête, on leur jette des bâtons pour qu’ils les rapportent, on leur dit que ce sont de bons chiens… mais on doit aussi les frapper de temps à autre, car sinon ils pissent sur la moquette. » Le moment est venu de menacer cette journaliste.

— Eh bien, si votre question ne me plaît pas, je pourrai toujours mettre un terme à cette interview.

— J’en ai bien conscience, madame le Président, mais si je ne la pose pas, je m’en voudrai encore demain.

Le sourire de Jameson évoque lui aussi celui d’un prédateur. Oui, Hardshaw va bel et bien briguer un troisième mandat, et cette femme sera l’un de ses interlocuteurs privilégiés. Jameson prolonge la pause de quelques instants, puis se lance :

— Vous dites que Jesse et Mary Ann sont avant tout des passagers. Mais n’est-ce pas… eh bien, n’est-ce pas notre cas à tous, et à vous en particulier ?

C’est une excellente question. Hardshaw n’a plus qu’à trouver une excellente réponse. Elle applique une tactique qui lui est familière : elle se carre sur son siège, inspire à fond, prend un air pensif. Puis elle opte pour la stratégie la plus antique qui soit : dire la vérité.

— Je n’y avais pas pensé en ces termes, mais vous avez raison. Et cela fait longtemps que ça dure. Sans que nous nous en rendions vraiment compte, cela fait plusieurs décennies que l’ancien système que nous connaissions, celui où il suffisait de donner des ordres pour qu’ils soient exécutés, s’est peu à peu effrité, de sorte qu’aujourd’hui nous nous contentons de parler et d’agir, de communiquer à n’en plus finir, sans que plus personne ne dirige quoi que ce soit, et ce qui se fait se fait quand même. Et voilà que nous avons tout un monde à reconstruire – ce n’est pas un retour à la case départ, mais presque –, avec tout un tas d’éléments totalement nouveaux à notre disposition, à commencer par Louie et Carla. Ce que nous devons faire, tous autant que nous sommes et moi-même en particulier, c’est nous adapter et agir dans la mesure de nos moyens… en reconnaissant que celle-ci est limitée.

On entend un ping, et une image apparaît en médaillon sur l’écran qui affiche le visage de Jameson. C’est encore l’ancienne stagiaire.

— Mary Ann Waterhouse est de nouveau en ligne, patron, et ils approchent de Monte Albán. Je ne sais toujours pas ce qui va se passer, mais ça va commencer dans quelques minutes.

Hardshaw a une soudaine inspiration.

— Est-il possible de conserver la liaison téléphonique avec Ms. Jameson pendant qu’elle et moi nous branchons sur la XV ?

— Euh… je pense…

La stagiaire se retourne, écoute ce que lui dit un technicien, hoche la tête à deux ou trois reprises.

— Oui, c’est possible. Il vous suffit de chausser des stéréo-viseurs plutôt que des lunettes classiques. Nous allons occulter la plupart des écrans pour que l’effet soit identique, tout en incrustant celui du téléphone dans un coin de votre champ visuel.

Berlina Jameson a l’air stupéfiée, ce qui est un euphémisme et correspond parfaitement au but voulu par Hardshaw. Quand on tombe sur un journaliste aussi malin, il faut le séduire séance tenante, et c’est ce qu’elle a fait.

— Eh bien, ma chère compagne de route – et ne répétez surtout pas ces mots, car les plus âgés des électeurs risquent de leur donner un tout autre sens –, voulez-vous assister avec moi à ce que l’histoire va nous offrir ?

— Je vous suivrai jusqu’au bout, madame le Président.

Bravo, se dit Hardshaw. C’est exactement ce que j’espérais.

Le premier aperçu que l’on a de Monte Albán n’est guère impressionnant, et il faut un certain temps pour prendre conscience du site. La route de montagne débouche sur le centre touristique, un petit bâtiment sans charme qui pourrait tout aussi bien être une station de police autoroutière, le bureau d’un gardien de cimetière ou la dépendance d’une prison affectée aux visites conjugales.

Ce que le visiteur aperçoit derrière ressemble à une banale montagne ; puis il comprend qu’il s’agit d’un édifice, fort antique qui plus est… puis il distingue les immenses murailles et commence à se faire une idée de la grandeur du lieu.

La route devient sinueuse après le centre touristique, et si l’on oblique à droite, on se retrouve parmi les tombes zapotèques creusées à l’extérieur de la ville proprement dite, et l’on pénètre dans Monte Albán par l’entrée de service ; les souvenirs de Mary Ann sont plus précis qu’elle ne l’aurait cru, et si elle consulte Carla, c’est uniquement pour que celle-ci lui confirme qu’elle doit prendre la route principale.

Elle tourne donc à gauche, se retrouvant sur une sente escarpée donnant sur la cour centrale. Le ciel est presque complètement dégagé – Louie a réglé leur compte aux nuages – et la scène est éclairée par la chaude lumière de l’après-midi.

Deux lieux se prêtent à merveille à ce qui va sans doute suivre : la pyramide sud, qui domine tout le site, et la plate-forme nord, de laquelle on a une vue imprenable sur la région environnante.