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— Pourquoi sont-ils tous vêtus de blanc ? demande soudain Mary Ann.

Pas tous, corrige Carla. Si vous regardez attentivement, vous constaterez que certains hommes sont en costume et certaines femmes en robe colorée. Mais la plupart d’entre eux ont revêtu leurs plus beaux atours, et ceux-ci sont traditionnellement blancs – ils savaient qu’il allait se passer quelque chose d’important, et ils ont trouvé le temps de se changer avant de venir ici. C’est un honneur considérable qu’ils nous font là.

Mary Ann l’a bien compris, mais ce n’est pas cela qui l’intrigue. Qu’y a-t-il à honorer dans cette histoire ? Pourquoi ces gens se réjouiraient-ils du chaos causé par ses semblables ? En quoi leur sort pourrait-il être amélioré par les luttes de pouvoir, les excès médiatiques… et le fait que le principal témoin de ces tribulations soit une femme aux cheveux rouge vif, aux fesses rebondies et aux seins démesurés ?

Les clathrates ont toujours été là, au fond de l’océan, ils ont toujours attendu le moment de se déchaîner… et ils risquent de se déchaîner encore à l’avenir.

La voix de Carla exprime une patience infinie, mais vu que Louie et elle poursuivent sans doute une conversation millénaire à chaque seconde qui s’écoule, elle peut se permettre d’être patiente avec Mary Ann.

Quant au reste… les gens y accordent bien trop d’importance. S’ils vous considèrent comme importante, c’est parce que vous êtes une star de la XV, et si la XV est importante à leurs yeux, c’est parce qu’elle leur paraît intéressante et parce qu’ils doivent aller en ville pour l’essayer – l’idée qu’elle puisse pénétrer dans leurs foyers, comme chez los Norteamericanos, leur semble encore étrange. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils se considèrent comme une masse sans visage, et l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes ne correspond nullement à l’image médiatique qu’en donnent les pays riches.

Mary Ann réfléchit un long moment, massant ses chevilles douloureuses qui lui ont permis d’arriver jusqu’ici. Comme nombre de ses contemporains, elle a toujours supposé que l’idée que les gens se faisaient d’eux-mêmes correspondait à l’image que les autres avaient d’eux… mais après ce que lui a suggéré Carla, elle se demande s’ils n’ont pas d’eux une image totalement différente de celles que se font ceux qui se considèrent comme leurs supérieurs. Et si tel est bien le cas, alors… peut-être que les gens comme Mary Ann – non, gardons notre dignité, disons : les gens comme Synthi Venture – ont toujours eu une idée quelque peu exagérée de leur propre importance.

Elle lève les yeux vers le ciel désormais bleu et voit que les vallées environnantes sont inondées de lumière mais que Louie tient les nuages à l’écart par la force, de sorte que l’horizon est bordé d’une épaisse bande bleue, comme une traînée d’encre gâchant un paysage superbe. Le soleil réchauffe les êtres et les choses, sa lumière danse sur les antiques pierres mouillées de pluie.

Elle éclate de rire. L’eau a maintes fois coulé sur ces pierres, mais aujourd’hui elle coule devant ses yeux, des millions de gens la voient couler grâce à ses yeux, et cela signifie quelque chose – c’est un souvenir qui sera conservé pour l’éternité. Cela lui rappelle ce que disait son vieil oncle Jack, qui était en fait l’oncle de son père : « Ces putains de médias accordent trop d’importance à certaines choses. »

Mais certaines choses méritent leur importance, n’est-ce pas ? Il y a huit milliards d’hommes et de femmes sur cette planète – six mois plus tôt, il y en avait neuf milliards et demi –, et à leurs yeux, ce qu’ils mangent chaque soir est bien plus important que la politique, l’économie, la religion et l’art… ce qui ne signifie pas que ces choses soient futiles, car après tout, elles déterminent en partie la composition de leur repas, voire son existence pure et simple.

Elle poursuit sa réflexion. Un milliard de personnes vont retirer de ce moment ce que je vais leur en donner, et la plupart d’entre elles le conserveront dans leur cœur. Mais ce que je vais en retirer, moi, c’est ce que je vais voir… plus évidemment les sentiments que cela m’inspirera, et auxquels elles auront également accès. Et quand elles se débrancheront, elles penseront à ce que leur a dit leur père il y a cinquante ans, ou elles sentiront le fumet de leur dîner, ou elles se remettront à empiler des sacs de sable, mais de toutes les personnes présentes ici, c’est moi qui verrai le moins de choses ; je suis la seule ici dont l’expérience sera purement médiatique.

Je suis la moins qualifiée de toutes les personnes présentes.

Elle entend Carla et Louie éclater de rire… et, à sa grande surprise, elle se joint à eux. Elle est surprise à l’idée que ces deux êtres, qui vivent en vingt-quatre heures l’équivalent d’un million d’années d’existence, qui connaissent toutes les blagues jamais imaginées durant l’histoire de l’humanité, puissent encore s’étonner de quelque chose.

Eh bien, dit Carla, je crois que le moment est venu de commencer le spectacle – Louie me dit qu’il a de plus en plus de difficulté à tenir les nuages à distance. Et même si nous repoussons encore le lever de rideau, il y aura quand même des spectateurs mal placés.

Mary Ann se fend d’un sourire et dit à haute voix :

— Tiens, vous avez fait du théâtre, vous aussi ?

Pour la seconde fois, elle fait rire les dieux.

Vous me passez le volant ? lui demande Carla.

Mary Ann s’exécute. Son corps se lève et se dresse au bord de la terrasse ; plusieurs milliers de visages se tournent vers elle, et ses oreilles entendent le bourdonnement discret des projecteurs holographiques. Le spectacle va commencer.

Elle ne perçoit pas l’instant où elle prend la parole.

Les mots qu’elle prononce ne forment pas un discours – ils évoquent plutôt une sorte d’induction et, l’espace d’un instant, elle se demande si Carla et Louie ne cherchent pas à hypnotiser leur auditoire. Le ton des projecteurs s’altère de façon presque imperceptible, et l’histoire peut commencer…

Le gigantesque œil blanc qui rampe sur le Pacifique nous apparaît sous la forme d’une série d’images – ondes lumineuses, radar ou infrarouges –, suivie par des cartes animées, et dans l’esprit de Mary Ann la voix de Louie adopte un débit plutôt rapide, que ses lèvres et sa gorge parviennent quand même à suivre, commentant les images, expliquant le processus par lequel la chaleur monte dans l’atmosphère dans une zone de basses pressions. Et soudain, nous découvrons la scène en vue plongeante, depuis l’un des milliards de frisbees de glace que Louie a lâchés dans l’atmosphère et auquel il a… fixé une caméra ? Ou n’est-ce qu’une simulation ? Elle n’a aucun moyen de le savoir, et ça n’a probablement aucune importance.

L’immense masse blanche sillonnant le Pacifique devient de plus en plus proche, puis le frisbee s’évapore en haute atmosphère dans un éclair incandescent, et on aperçoit cinquante kilomètres d’océan agité avant que l’image ne disparaisse. Puis elle revient, et nous voyons de toutes parts des ombres blanches et rectilignes ; puis nous prenons du recul pour découvrir l’armada de frisbees qui fonce à l’attaque… et nous avons enfin une idée de la taille de ces ombres, de ce réseau de cristaux de glace, tel un maillage serré qui recouvre peu à peu la surface du Pacifique.

L’image s’estompe à nouveau, et Mary Ann perçoit vaguement le murmure qui parcourt l’assemblée. Elle se croit revenue à la fête foraine quand elle était enfant, émerveillée par le feu d’artifice. Elle se demande si les millions de gens branchés sur elle poussent le même « ooh » d’étonnement, et Carla lui répond par l’affirmative.