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Vous n’imaginez pas le nombre de personnes qui n’ont jamais considéré leur monde comme une planète ; d’après les indications que nous recevons par feed-back, les gens ne s’étaient jamais rendu compte de la relative minceur de l’atmosphère, ils ignoraient que toutes les créatures vivant sur le globe ne dépassent jamais une altitude ou une profondeur de dix mille mètres par rapport au niveau de la mer. Et je ne parle pas de ceux qui viennent tout juste de prendre conscience de la taille de leur planète…

Louie revient en arrière et leur raconte l’apparition du méthane dans l’atmosphère. Sous leurs yeux, la chaleur s’accumule, le ciel devient quasiment opaque aux infrarouges, le Pacifique voit sa température augmenter…

Et soudain, la tempête passe au second plan ; une partie de Mary Ann, alors même qu’elle entend les mots qu’elle prononce, saisit la transition tandis que Carla prend le relais de Louie. L’espace d’un instant, elle aperçoit ce qui l’entoure et voit les écrans former un hexagone autour du bâtiment J, visible à ses seuls yeux, et comprend que les spectateurs ne voient qu’un seul écran où défile une image en relief, avec elle-même en son centre. Elle ne savait pas que les hologrammes permettaient une telle prouesse…

C’est tout récent, dit Louie en gloussant doucement. Pour arriver à ce résultat, nous avons passé l’heure écoulée à faire progresser la physique. Le fait que vos vêtements n’aient ni la couleur du ciel ni celle des pierres nous a un peu aidés. Ne vous affolez pas : le spectacle continue…

Carla leur raconte à présent l’histoire de l’humanité, depuis que l’Homo sapiens a émergé de l’Afrique, envisagée sous six angles différents.

Nous voyons tout d’abord nos ancêtres en train de s’affronter, nous comprenons que les premiers outils n’étaient que des armes, et notre espèce si belliqueuse se répand sur toute l’étendue de la planète, se morcelant en des fragments de plus en plus minuscules, rassemblés tantôt par une langue tantôt par une croyance, trouvant dans leurs divisions un prétexte pour s’entre-massacrer. Les outils de mort ne cessent de se perfectionner, d’abord sur le plan matériel puis sur celui de l’organisation, de sorte que la manufacture de cadavres devient une entreprise en pleine expansion. Et l’histoire qui se déroule sous nos yeux n’est pas seulement une histoire d’horreur, car nous percevons le plaisir ressenti par ses protagonistes, qui délaissent de temps à autre une vie de routine ou de confort lénifiant pour une existence dévolue à la violence, où les victimes abondent et où le statut de bourreau est une source de jouissance. Les ressources nécessaires à ces conflits sont prélevées partout où elles sont présentes, au cœur des forêts comme dans les profondeurs de la terre, alimentant de nouveaux massacres, et c’est sur la circulation de ce matériel que s’édifie l’économie du genre humain, si bien que l’espèce s’enrichit à mesure que croît le danger qui la menace. Et voilà qui nous amène au présent, car la Terre est désormais incapable de contenir l’appétit de violence de ses habitants, car l’incessante succession de guerres est sur le point de causer l’effondrement du système, voire la fin de toute vie…

Et nous retournons soudain en Afrique, au tout début de l’histoire, mais cette fois-ci c’est pour découvrir des hommes et des femmes en train de créer, de changer les choses, d’engendrer le beau et l’utile à partir des résidus de la nature, et la planète, ce monde sauvage qui ne pouvait pas supporter plus de cinquante millions d’êtres humains, en abrite bientôt plusieurs milliards vivant dans un confort raisonnable, dont l’esprit jadis limité est désormais capable de donner vie à des histoires, à des images, et leur monde autrefois incohérent est maintenant riche de sens, jusqu’à ce que le méthane envahisse les océans, et – telle une baleine emprisonnée dans les rets d’un filet de nylon ne représentant qu’une fraction de sa masse – voilà que la nature est emprisonnée par le sens ; voilà que l’organisation du monde est devenue le monde lui-même, et ensuite…

L’histoire recommence. Des hommes et des femmes vont au-delà de l’horizon, découvrent de nouvelles terres ; certains d’entre eux s’arrêtent pour édifier quelque chose de neuf, d’autres poursuivent leur route, et ainsi de suite. Chaque lieu découvert devient peu à peu un lieu connu, balisé, compris… d’où l’on finit par s’évader, pour y revenir avec des yeux neufs, ou parce qu’il est lui-même redevenu neuf. Et tous découvrent les sables de Mars par les yeux de Louie, puis ils se tournent vers le ciel, contemplent les lunes agitées de tempêtes de gel qui orbitent autour des géantes gazeuses et, au-delà, les sphères suspendues dans le vide, à une température proche du zéro absolu, les comètes du nuage d’Oört, et encore plus loin, les étoiles…

L’histoire recommence. Les êtres humains apprennent à distinguer le travail du travailleur, puis à maîtriser les énergies de la nature, et la conquête dure jusqu’à ce que…

L’histoire recommence. La nature si pure, si douce, est lentement rongée, souillée…

L’histoire recommence. Et chacune de ces histoires apparaît à Mary Ann – et au milliard de personnes qui les vivent par son entremise – comme parfaitement véridique, c’est bien ainsi que les choses se sont passées, et finalement…

En vérité, toute histoire a une fin. Chacun de ces récits va trouver la sienne, et on le considérera comme une comédie, une tragédie ou une simple anecdote. Mais certains sont plus vrais que d’autres ; si l’on veut considérer l’histoire du monde comme une chute dans la corruption, on doit d’abord imaginer une nature qui n’a jamais existé, substituer à ce gestalt chaotique, dénué de sens et de sentiment, des chromos à la Disney où tous les herbivores ont de grands yeux candides, où tous les prédateurs ont un regard cruel. Pour voir l’histoire du monde comme une quête de nouveaux horizons, on doit d’abord apprendre à ignorer l’immense masse des hommes et des femmes qui ne souhaitent aller nulle part, à se concentrer sur le rebelle agité par la bougeotte, bref, à faire abstraction d’une certaine réalité pour ne plus voir que le conquérant découvrant une terre vierge, tel un acteur de jadis devant un décor peint…

Il n’existe pas de verre qui ne soit pas déformant, il n’en existe pas deux qui donnent la même vision de la vérité, et pourtant certains sont moins déformants que d’autres ; et d’un autre côté, quelles que soient les déformations subies par l’histoire, quel que soit le verre à travers lequel on la voit, l’histoire connaîtra inévitablement son terme.

Et une fois que cela est bien compris, voici enfin la suite de l’histoire, mais sans aucun commentaire, sans aucune analyse, sauf que Mary Ann voit comment cette suite découle de la fin, comme un nouveau maillon prolongeant une chaîne.

Louie et Carla joignent leurs efforts pour raconter cet avenir, et Mary Ann se retrouve seule à l’intérieur de son crâne, entend les mots qui sortent de sa bouche pour illustrer les images qui défilent. Elle voit Clem se dissocier en un millier d’orages inoffensifs se dispersant sur les terres – l’hémisphère Nord va connaître un long et pénible hiver, mais ce ne sera pas bien grave. Elle voit l’humanité repeupler les zones côtières, y édifier de nouvelles cités, tantôt sur l’emplacement des anciennes et tantôt là où les côtes ont dessiné de nouveaux havres, de nouvelles embouchures.

Et elle voit Louie – ou plutôt sa manifestation physique dans la vieille station spatiale – repartir dans l’espace, capturer de nouvelles comètes, construire de nouveaux réplicateurs, et ensuite…