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— Une Honda 750 rouge, se rappela Dumont.

— Peut-être, dit Blondain. Une fois ou deux, mais ce n’est pas celle de vendredi ; elle ne faisait presque pas de bruit, une machine bien entretenue. (Il se souvint et ils tendirent l’oreille.) Il la rentrait au garage.

— Il la rentrait au garage ?

— Oui, il descendait de moto dans l’allée, il ouvrait… Enfin, il entrouvrait la porte coulissante du garage. Elle coulisse horizontalement. Il entrouvrait et il rentrait son engin à l’abri en la poussant à coté de lui.

— Qui, il ? monsieur Blondain ? demanda Viale d’une voix si douce qu’elle ressembla au murmure du vent.

— Un homme grand, très costaud. Très grand… (Il toisa les policiers d’un œil avisé.) Plus grand que vous, un mètre quatre-vingt-dix, certainement. Très large d’épaules, fortement charpenté. Un grand costaud au buste court, bâti en grand.

— Blond ? Brun ? Roux ?

— Je ne peux pas vous le dire : il portait un casque et il ne l’enlevait pas, un de ces casques avec lesquels il suffit de remonter la visière pour parler.

— Un casque intégral, dit Dumont.

— Une écharpe ? Des gants ?

— Non.

Viale remua dans le divan :

— Jamais personne, avec ?

— Il était presque toujours seul, dit Blondain, (Il fit glisser doucement un coffret d’ébène dans leur direction.) Si l’un de vous deux désire fumer…

Viale sortit une Dunhill et l’alluma, et Dumont piocha dans la boîte. Viale lui donna du feu. Blondain sourit :

— J’avais coutume de fumer des cigarillos cubain, de ces longs cigares fins comme l’auriculaire et délicatement scellés, mais elle ne les supporte plus. Aussi, je n’ai plus que ces cigarettes, dit-il d’un ton contrit.

— C’est bien, dit Dumont. Elles sont très convenables, vous savez ? Vous l’avez vu avec quelqu’un ?

— Oui, acquiesça le vieil homme. (Il parut se ratatiner dans le fauteuil.) Fin septembre, il est venu une fois ou deux avec une fille, sapée comme lui : combinaison et bottes de moto. Ça semble être devenu une sorte d’uniforme, dans leur milieu. Elle a retiré son casque, un casque bizarre d’ailleurs, vous savez, un de ces casques que nos tankistes avaient en dotation, en 1940, avec des lunettes biscornues. Sans doute sa chevelure devait-elle la gêner, parce qu’elle s’est déployée en cascade jusqu’à ses reins, et elle l’a secouée en tordant la tête. Des cheveux teints en blond, presque blancs.

— Quel âge, à votre avis, quelle corpulence ?

— L’âge, je ne saurais vous le dire : entre vingt-cinq et trente ans. Une femme de corpulence moyenne, avec une ossature lourde, à moins que ce soit l’effet de ses vêtements.

Il se tut.

— Un casque de tankiste, dit Viale. Des cheveux très blonds.

— Je ne vois pas, confessa Dumont.

— Faut dire qu’ils se fringuent n’importe comment, dit Viale. Vous l’avez revue avec lui ?

Il ne l’avait pas revue avec lui. Sans lui, il l’avait revue des dizaines de fois, chaque fois qu’elle se rendait chez Mayer, seule ou avec d’autres filles. Et tout le monde repartait dans la Mercedes, tard dans la nuit.

La chaîne s’était tue. Dumont tapotait le dessus de verre avec son capuchon de stylo sur un tempo moyen, et Viale reconnut, non sans surprise, le désormais fameux : « Ce n’est qu’un début / continuons le combat », des gauchos.

— Vendredi soir, vers vingt-trois heures, demanda Dumont, est-ce que vous avez entendu des détonations, en bas ? Ou quelque chose qui y ressemble ?

— Des explosions de pot d’échappement ? dit Viale.

— Non, dit Blondain. Pas la moindre détonation, pas le moindre coup de feu. Ce qui ne signifie pas fatalement, d’ailleurs, qu’il n’y en ait pas eu : les murs de la maison de Mayer sont très épais, au moins soixante centimètres de pierre, et il y a les caves.

— Pas fatalement, sourit Dumont, à part soi. Est-ce que vous avez entendu une voiture sortir ?

— Oui, dit Blondain. Il était onze heures trente… Vingt-trois heures trente, si vous préférez.

La Mercedes avait calé au milieu de l’allée et il avait entendu les hennissements furieux du démarreur, des craquements de boîte malmenée : de toute évidence, le chauffeur n’avait pas l’habitude du véhicule. En accélérant, la voiture s’était payé un travers sur le gravier et avait manqué d’encadrer le pilier de portail. C’était d’ailleurs à cause du démarreur qu’il était allé jusqu’à la fenêtre.

Il avait vu la grosse voiture bondir à droite.

— Vous êtes sûr ? insista Dumont. Votre témoignage peut être capital, monsieur Blondain. Il vous faudra peut-être le réitérer aux Assises.

— Je suis sûr. Il était onze heures trente. J’ai vu la Mercedes sortir.

— Mayer était au volant ?

— Grands dieux, non ! s’exclama Blondain d’un ton offusqué. Certainement pas, inspecteur.

— Qui conduisait ? Si ça n’est pas Mayer, qui conduisait ?

Blondain les regarda tous les deux, des hommes jeunes et en bonne forme, des hommes loyaux. Il prit une cigarette à l’aveuglette dans la boîte.

— Elle n’a que moi, inspecteur, dit-il à Dumont. Sans moi, ils la mettraient aux Chartreux, et ils la laisseraient là, contre un radiateur, avec une blouse informe. Vous ne l’avez pas vue, ce qui fait que vous ne pouvez pas comprendre…

— Qui ? répéta Dumont.

Il n’aimait pas du tout ce qu’il était en train de faire, mais d’une certaine façon, il fallait bien qu’il le fasse. Un homme était mort, criblé de balles, il avait un boogie-woogie dans la tête, un air que Schneider passait sans arrêt à une certaine époque. Blondain les regardait, les jaugeait.

Ils perçurent un frôlement.

— Le motard, dit Blondain. L’homme à la moto… C’est lui qui conduisait la Mercedes.

Il y eut un second frôlement. Blondain se leva avec une gaucherie presque poignante. Il s’essuya les paumes avec un mouchoir qu’il pétrit en boule et glissa dans sa manche gauche.

— Je vous prie de bien vouloir m’excuser quelques instants, messieurs. Je crois bien qu’elle se réveille, et je crois qu’elle n’aimerait pas que je ne sois pas à côté d’elle. Je le crois, mais à vrai dire, je n’en sais rien, ajouta-t-il.

— Faites, dit Dumont. Cependant… Enfin, il va falloir que vous nous redisiez tout ça, par écrit. D’accord ?

— Oui, dit Blondain. D’accord. Voulez-vous m’excuser ?

— Bien sûr, dit Dumont.

Sans trop savoir pourquoi, il avait le cœur serré. Sans doute était-ce à cause de la pluie et du vent qui balayaient la ville et le lac depuis des jours et des jours, des semaines. Une éternité. Ils se regardèrent, avec Viale, et ils hochèrent silencieusement la tête.

— Y a des jours comme ça, dit Dumont. Des lundis matins où on préférerait être resté au lit avec un bon bouquin, bien au chaud…

— Oui, dit Viale, distraitement.

Il pensait : mais si les gardiens, si les hommes sur les remparts désespèrent, alors qui viendra les garder ? Il regarda sa Dunhill qui se consumait dans le cendrier. Il finit par l’écraser de l’index et du majeur.

Lundi — treize heures dix

Tout le staff Schneider, plus Viale, se retrouva a la cantine des P.T.T. Il firent la queue comme tout le monde, se munirent tour à tour de plateaux et de couverts en aluminium, de verres et de serviettes en papier. Ils étaient persona à peine grata et ils le sentaient bien, mais ça n’était guère mieux au snack de la Sécurité sociale, au mess de la Délégation militaire et au restaurant administratif de la Préfecture. Leurs moyens ne leur permettaient pas non plus, en moyenne, de fréquenter tous les jours le snack des Nouvelles Galeries, et la cafétéria du Casino se trouvait à l’autre bout de la zone industrielle Est, pour employer la terminologie sophistiquée des technocrates de l’Hôtel de Ville — soit à un peu moins de neuf kilomètres du Commissariat central, à vol d’oiseau.