— Comment tu l’appelais ? demanda Charlie.
— Je l’appelais pas, dit la femme. J’vous en prie, foutez-moi la paix. J’vous en prie.
— C’est un meurtre, Jo, dit Schneider. Ça nous plaît pas, ce qu’on fait en ce moment, mais Mayer est mort.
— C’est peut-être pas lui qui l’a tué, dit la femme. Qu’est-ce que vous en savez ?
Le buste penché, elle releva la tête, écarta les doigts. Elle ne voyait pas Schneider, mais elle sentait ses yeux morts braqués sur elle et qui luisaient vaguement. Sa longue main maigre apparut dans la lumière chaude et il secoua la cendre de sa cigarette.
— Ils l’ont torturé avant de le buter, Jo, dit Schneider. Si ça se trouve, il était déjà mort quand ils lui ont tiré dessus.
Elle fit non de la tête. Le rimmel avait dégouliné et ses yeux noirs étaient liquides et démesurément agrandis. Sa cigarette fumait dans le cendrier.
— C’est vrai ?
— Oui, dit Schneider. C’est vrai.
— Y avait jamais beaucoup dans le bureau, dit la femme. Jamais plus de deux, trois briques.
— Comment tu l’appelais ? demanda Charles.
— Je l’ai jamais appelé, dit-elle. On n’a jamais eu le temps de se parler.
— Et la fille ? demanda Perrier.
— Pourquoi ils l’ont tabassé ? interrogea la femme.
Il y avait de l’incompréhension dans sa voix. Elle reprit sa cigarette, en tira quelques bouffées hâtives et désordonnées. Puis elle se passa les doigts sur les sourcils. Elle essayait d’étaler le choc du mieux qu’elle le pouvait.
— Comment tu sais qu’ils l’ont tabassé ? questionna Schneider.
— C’est vous qui avez dit…
— J’ai pas dit qu’ils l’ont tabassé, soupira Schneider. J’ai dit qu’ils l’avaient torturé. Et il y a un tas de manières différentes de torturer quelqu’un.
— La fille, rappela Perrier sans impatience excessive.
— Une jeune, maigre, dit Josiane Frontera. L’air d’une souris crevée dans une jatte de petit lait.
— Blonde ? Brune ?
— Aussi brune que moi, ricana Jo, l’air égaré. C’est pour dire…
— Blonde ou brune ? insista Charlie.
— En haut, blonde. Décolorée. Presque blanc.
— Elle a les cheveux longs ?
— Ouais ! dit Jo. Des cheveux jusqu’aux fesses, presque. Mais ça se coupe… (Elle se reprit, regarda vers Perrier.) Les cheveux, ça se coupe, hein ?
— On avait saisi, dit Charles dans son dos. Quelle taille, environ ?
Au bout de vingt minutes de triturage, ils avaient récupéré deux signalements potables, sauf qu’avec les erreurs de parallaxe et la dérive des continents, sans compter la légitime prudence du témoin qui en a gros sur la patate, ils pouvaient sans doute s’appliquer à un demi-millier de personnes qui n’avaient strictement, mais strictement, rien à voir dans le rappel prématuré de Mayer ; et malgré tout ce flou indéniablement artistique, c’était mieux que rien : ils savaient maintenant que les deux connards existaient bien, qu’ils n’étaient pas le fruit de l’imagination d’un débris cacochyme, ni issus des rêveries égrotantes d’une ruine légèrement secouée.
C’était quand même pas mal.
Il leur en manquait un. Le troisième homme.
Ils repartirent à l’assaut, comme de vaillants petits soldats, ils refirent le tour du problème et une longue série de straffs, ils consommèrent une impressionnante quantité de tabac en pure perte : il n’y avait pas de troisième homme. Le couple était toujours venu seul (sic). Parce que c’était un couple. Parce qu’ils venaient ensemble. Toujours. À n’importe quelle heure. Ils restaient jamais longtemps. Avec une grosse Honda, oui, peut-être bien une 750. L’homme la rentrait dans le garage. À chaque coup. Ils portaient des combinaisons de motards. Tous les deux. Et des casques. Oui, quoi ! un casque chacun. C’était obligatoire, maintenant, non ?
— Pas pour conduire une Mercedes, objecta Schneider d’une voix qui en sous-entendait beaucoup plus qu’elle n’en disait. Charles, vous voulez bien prendre la machine ?
Le jeune homme contourna tout le monde et s’assit à la bécane. Il relut à haute voix, pour tout le monde, la dernière phrase du P.V., ajouta des tirets afin de clore le paragraphe et retourna à la ligne.
— Je signerai rien, prévint la femme. J’veux pas me faire descendre…
— T’as pas tellement le choix, Jo, dit Perrier. (Il était plus immobile qu’une souche à fleur d’eau.) On va se mettre sur le dos du type ; si ça se trouve, on va en rajouter un peu, histoire de faire joli dans le tableau… (Il secoua la tête, d’un geste fataliste.) Vu le temps qu’on t’a gardée, il va piger en deux coups les gros.
— Et t’auras plus qu’une chance de pas te faire descendre, commenta Schneider d’une voix dure. Il va falloir qu’on le trouve, lui, avant qu’il te trouve…
— Parce que j’ai l’impression que c’est pas un marrant, ton type, dit Charles.
— C’est tout sauf un marrant, dit la femme les dents serrées. Il est complètement nase.
Elle regarda Charles et Perrier. Schneider se pencha légèrement et son visage maigre apparut dans la lumière chaude. Les yeux gris et sagaces étaient épouvantablement fatigués : ils n’en voulaient plus. On sentait qu’ils en avaient plus que marre. Le policier esquissa son sourire de gargouille, mais il dut juger que c’était pas la peine d’en remettre, parce qu’il dit enfin, d’une voix presque indifférente :
— On t’a fait une fleur… Un tas de fleurs. Un vrai bouquet. On n’a pas tapé de perquise chez toi, pour commencer. On t’a emmené la Mustang sur le parking, et ça peut s’entendre de différentes façons, surtout qu’on y a à peine touché. On s’est contenté de t’entendre comme témoin, c’est tout… On va te refoutre dehors dans une heure, à fond la caisse, alors que normalement on pourrait encore te garder un bon moment. Qu’est-ce qu’il va gamberger, ton pote le motard ?
— Salaud, dit la femme d’une voix presque inaudible.
— On attaque, Jo ? suggéra Charles en pianotant sur le capot de la machine à écrire, un vénérable accessoire de bureau, qui ne comptait sans doute pas moins d’un demi-siècle de bons et loyaux services. Plus tôt on aura fini, mieux ça vaudra, sourit le jeune homme.
Ils n’en tirèrent rien de plus.
Ils procédèrent à la confronte, et de deux choses l’une : ou ils étaient fin crevés, ou ils n’y croyaient plus des masses, mais Schneider flanqua tout le monde dehors un peu après vingt heures. Sans tambour ni trompette.
Dumont et Viale n’avaient pas reparu au bureau. On était arrivés à les joindre chez Blondain où il étaient en train de se taper des petits fours arrosés de thé à l’orange, et à présent, ils se trouvaient tous les deux dans le cabriolet 403 orange poussiéreux de Viale. C’était pas tout à fait l’idéal pour une filoche, mais il était peu probable que la voiture fût retapissée, et de toutes façons, ils n’avaient guère le choix qu’entre la Peugeot et une Renault 4L administrative, d’un bleu pâle éteint et plus que débonnaire.
Schneider leur avait donné pour instructions de se coller sur la femme, et d’essayer de voir où elle irait.
Ils reprendraient contact depuis une cabine et Schneider essaierait de leur faire passer un poste portable en état de marche.
Ils la virent tous descendre les marches du C.C. avec la bande des quatre. À l’intention de son collègue, Dumont fit les présentations :
— Le grand costaud, à gauche, le tonneau à pattes, c’est Mahmoud. Le taulier de l’Étoile du Sud. Il trafiquote dans le kief, il fait un peu dans le trafic des 404 et il a deux fatmas derrière, des filles pas mal qui montent un peu, il est malin comme un singe et pour ce qui est de le faire se mettre à table, c’est macache…