Il s’enfonça dans le siège, les yeux au ras de la portière :
— Elle récupère pas sa Mustang, merde, lâcha-t-il.
— Vous croyez qu’elle nous a reniflés ?
— Aucune idée, dit Dumont. L’autre balaize en costard sombre, c’est Loulou. En principe, en ce moment, c’est l’un des deux réguliers à Jo Frontera…
— Qui c’est, l’autre ?
— L’autre quoi ? demanda Dumont, l’air intrigué.
— L’autre régulier.
Dumont tourna très légèrement la tête. Viale avait le front et les yeux dans l’ombre du pare-soleil baissé, et le reste immobile.
— Vous n’êtes pas tellement à la coule, aux délégations judiciaires, remarqua Dumont. L’autre, toujours en principe, c’est Ramsès.
— Le patron du Twenty Flight ?
— Oui, ricana Dumont. (Ça ne lui ressemblait pas du tout, de ricaner. Ça allait bien à Schneider et à Perrier, qui étaient deux vieux caouèdes, cyniques et blasés, des flics rusés et durs qui ne s’embarrassaient guère de fioritures, et qui avaient sans doute pas mal de points communs avec leur clientèle, mais ça ne cadrait pas avec le caractère mesuré de Dumont). Ramsès… Le minet, c’est Pierrot Rivat. Il est tombé pour la première fois le jour de ses vingt ans, un matin de janvier 1950…
— On dirait pas, remarqua Viale.
— Pédé comme une orchidée, dit Dumont. Il a fait Monthléry, et des compétitions de motos, jusqu’au jour où il est sorti dans une ligne droite… On dirait que ça l’a calmé, ça fait des années qu’on ne l’a plus vu dans une bagnole.
— Ah ! dit Viale.
— Le dernier, c’est Edouard Rais. Lui ne fait rien. Ça fait cinq ans qu’il a le même manteau, il parasite à droite à gauche. C’est pas le Pérou, mais on a l’impression qu’il lui en faut pas plus.
Le groupe leur passa par le travers avant, sans un regard, et disparut au coin de la rue. Viale tira sur le démarreur.
— Collez pas trop, conseilla Dumont. Laissez-leur pas mal de mou : à cette heure-ci, il n’y a plus grand monde dans les rues. On risque pas tellement de les perdre, mais s’ils nous remarquent, ils sont capables de nous promener jusqu’à l’Ascension.
Viale décolla très lentement du trottoir.
Et il se remit à pleuvoir.
En quatre ans de boîte, c’était sa première filoche. Il en fallait bien une première, pour qu’il y en eût d’autres après, mais instantanément, lorsque les grands pneus se mirent à écraser tout doucement la pluie, avant même qu’il ait eu le temps de remettre la caisse dans l’axe de la rue avant d’attaquer un long gauche à vingt à l’heure, à un léger froid qui lui courut sous la peau du visage et la tendit sur les pommettes, à l’excitation qui lui chatouilla les coudes, il comprit les deux chasseurs de nuit paumés dans la ville.
Il était de leur monde. Ça n’avait rien à voir avec sa morale ordinaire, ça avait même tendance à être un peu contradictoire, mais il comprit qu’il était aussi un chasseur. Et tout se mit à baigner dans l’huile, chaque geste qu’il fit pour diriger la voiture à bonne distance, tandis que Jo et ses hommes se hâtaient vers le centre en carrant les épaules sous la pluie qui les prenait de face, chaque accélération retenue, chaque coin d’ombre : il ne les suivait pas, il prévoyait où ils iraient, quand ils traverseraient…
Il était derrière, et ils ne le savaient pas.
Ils prirent à contre-sens une rue en sens unique. Ils marchaient vite, mais Viale prit à droite, puis deux fois à gauche dans des rues vides, puis il se gara et coupa les lumières et le contact.
— Plein travers, dit Viale. Ils vont pas tarder.
— Oui, dit Dumont.
Les quatre connards se profilèrent dans la lumière d’un abribus. Ils avaient traversé, et Josiane Frontera n’était plus avec eux.
— Le parking, près du dépôt S.N.C.F., dit Viale.
Ils les laissèrent disparaître encore une fois au coin, et Viale remit le contact. Il avança le museau de la 403, coupa la rue en perpendiculaire dans leur dos et déboucha tous feux éteints sur le parking presque vide. À l’autre bout, près du remblai, une longue et fine voiture sombre manœuvrait et ses phares balayaient le mur comme des projecteurs de D.C.A.
Viale laissa aller. Occupé comme il l’était avec son volant, le chauffeur ne risquait pas de les repérer. Entre deux voitures, ils virent la BMW passer en trombe. La femme n’était pas au volant. Le type qui conduisait portait un costard — ou seulement une veste — gris fer et de grosses lunettes à montures noires, le genre de lunettes qui dénoncent aussi bien l’énarque que le maffiosi et qu’affectionnaient Arthur Miller et Henry Kissinger.
Une interminable seconde, il passa dans la lumière crue du projecteur qui inondait les voies de chemin de fer. Il avait le visage tourné vers eux, mais ils eurent la certitude qu’il ne les vit pas.
— Ramsès, dit Viale.
— Ramsès, acquiesça Dumont. Lui, on sait où le trouver, et plutôt dix fois qu’une…
Viale ralluma ses phares.
— Ça va comme ça, dit Dumont d’une voix désabusée. Il fonce comme une bombe, et on n’a pas loin de cent chevaux d’handicap… On rentre au C.C.
— O.K. ! dit Viale.
Lorsqu’il parvint au bout du parking, la BMW avait déjà disparu. Et merde, pensa Viale. La première filoche et ça tournait en eau de boudin. Il ne pouvait pas s’empêcher d’être déçu. Il ne savait pas qu’il avait à la fois raison et tort d’être déçu. Autant raison que tort. Ils ne savaient pas l’un et l’autre qu’ils avaient eu Ramsès presque sur un plateau, l’espace de trente ou quarante secondes, mais que cette chance ne s’offrirait plus jamais à eux.
Ils raisonnaient normalement, avec cet atavisme du flic qui leur fait compter parfois plus qu’il ne le faudrait sur le facteur temps pour les aider à résoudre les intrigues les plus compliquées, sur le temps et les habitudes du gibier. Et ils n’avaient pas du tout affaire à une intrigue compliquée. Rapport à certaines autres, c’était même quelque chose de très simple : trois jeunes branleurs — dont une branleuse, ce qui n’avait plus rien de surprenant, avec l’évolution des mœurs — avaient effacé Mayer, dans la nuit de vendredi à samedi, après l’avoir un peu bousculé, tout ça pour lui piquer trois bâtons, au max. Une misère…
Il faudrait attendre la saisie de l’arme et le résultat des tirs de comparaison pour en avoir la confirmation, mais il était presque certain qu’ils l’avaient liquidé avec son propre revolver — et ses propres .38 wad-cutter, car qui se trimballe avec de la .38 wad-cutter dans ses poches ?
Une vraie misère.
— Ramsès, hein ? dit Schneider avec son sourire de loup.
— Oui, Ramsès, dit Dumont. Il l’attendait près de la voie ferrée…
— Sa taule est ouverte, ce soir, observa Perrier.
Schneider récupéra son Colt dans le tiroir. Tout en se levant, il enfonça un chargeur plein dans la crosse et actionna la culasse.
— Un volontaire pour aller faire des misères à Ramsès, dit-il d’une voix presque enjouée.
Il glissa l’automatique dans son étui, boucla la patte entre le chien et le bloc de culasse.
— Je viens avec toi, décida Perrier. Lorraine a un truc sur le campus, une connerie d’expression corporelle…
Le Chat ricana affectueusement.
Perrier se déplia presque jusqu’au plafond, étira ses grands bras.
Schneider tâta le tissu de son manteau et celui de l’imperméable : ils étaient aussi mouillés l’un que l’autre. Il choisit le manteau. Un manteau noir, très bien coupé et qui datait de quatre ans. Il se souvenait encore de la boutique où ils l’avaient choisi ensemble, au hasard de la rue du Faubourg Saint Honoré. Et le rire qu’elle avait chez Charlot, ce soir-là…