— Pas jeune, hé ! constata-t-il.
Il releva la tête, sans faire gaffe. À trente centimètres de ses yeux, il y avait l’orifice noir, parfaitement circulaire et muet et le guidon en V très caractéristique d’une arme de guerre.
— Pas jeune, non plus, sourit Sunil paisiblement.
Il se releva.
— File-moi ta ceinture, dit l’homme, d’une voix presque inaudible. Allez, quoi, donne…
Il avait l’air mort de trouille. Il était grand et gros (gras, rectifia Sunil) et il portait un boléro en peau retournée et des clarks avachies. Il avait l’air d’un hippie de la côte Ouest : il manquait rien que le bandeau dans les cheveux rouges hirsutes. Ou coiffés à l’afro, comme ils disaient, avec une barbe longue à la Raspoutine et d’une nuance plus cuivrée.
Normalement, ni les hippies (ni a fortiori Raspoutine) ne se trimballaient avec une US Carabine, calibre 7,62. Une arme de parachutiste, avec la crosse métallique pliable et un chargeur quinze coups.
Sunil lâcha le pistolet de la pompe. Il l’avait calé en position automatique et la pompe continuait à débiter comme si de rien n’était et les chiffres digitaux orange ne cessaient pas de changer. Il hocha la tête, l’air contrarié, et il entreprit de dégrafer la grosse boucle du lourd ceinturon de cuir qui supportait la sacoche. Il ne semblait pas avoir assez de doigts pour les occuper tous.
— US M1, hein ! dit-il au gars, un jeune connard de moins de trente ans, aux yeux bourbeux. (Il souleva une épaule.) Si tu es vendeur, j’connais un acheteur.
— Putain, magne-toi, fit le type. Il donnait l’impression d’avoir des patates trop cuites dans la bouche, trop de patates dans pas assez de bouche.
Des voitures passaient, mais trop loin pour que cela présentât un risque quelconque. Les baies de lavage et de graissage, à gauche étaient vides, et quant à la cafétéria et aux boutiques, à droite, le type n’avait ni une Sten, ni même un brave vieux Riot-Gun en calibre 12. Sunil saisit la sacoche dans sa main gauche, d’un geste somme toute très naturel, pour se débarrasser du ceinturon qui lui battait maintenant le creux des genoux. À ce moment, le pistolet claqua et la pompe s’arrêta.
— Attends, attends, dit Sunil.
Il fit mine de se tourner afin de compléter le plein, et c’était encore un réflexe banal et habituel, de la part d’un pompiste, mais ce faisant, il effaça le buste et la carabine se trouva braquée un instant en plein sur la baie de lavage. Alors, tout le reste se passa en une fraction de seconde, un coup de feu claqua et se répercuta sous l’auvent, tandis que le ceinturon s’enroulait autour du canon de l’arme, s’entortillait sur le bois du garde-main. L’arme quitta les mains de son utilisateur, décrivit une grande courbe en virevoltant, frappa l’un des montants métalliques de la baie de lavage avec un dong grave, ricocha et glissa sur la piste, et s’immobilisa sans que le bruit se fût tout à fait éteint. Le ceinturon s’était envolé, droit devant, et fouetta l’air comme un reptile furieux et la sacoche arrosa les pompes d’une mitraille de pièces qui claquèrent et tintèrent et roulèrent sur le béton, pareille à tout un peloton de minuscules cyclistes pris de folie.
Retenu par un élastique, un paquet de chèques s’écrasa sur une Mini Austin en stationnement devant la cafét’.
Le type fit deux pas en arrière. Sa voix était geignarde et résignée, elle avait changé du tout au tout, mais pas vraiment craintive, comme si la situation lui échappait de plus en plus sans qu’il en ait rien à foutre. Il fit encore un ou deux pas en arrière et s’emmêla les crayons. Il allait soit tourner les talons, soit se casser la gueule lorsque Sunil lui saisit le bras gauche un peu au-dessus du coude. Ça pouvait vouloir dire deux choses, de loin, ou bien le pompiste l’empêchait de tomber, ou bien il l’attrapait pour l’empêcher de se barrer.
Sans doute afin de dissiper toute équivoque, Sunil lui aligna une terrible droite sur le côté de la figure, un marron venu du fond des talons de bottes bien campés sur le béton.
— Sunil ! hurla une femme dans son dos, Sunil, laissez ce malheureux, voyons…
Les talons du malheureux avaient déjà décollé du sol et il se retrouva assis sur le cul. Une 504 beige (un prof’ de l’IUT, un gommeux qui laissait jamais rien comme pourboire) avait pris la piste quatre, à la bourre comme d’habitude, mais le conducteur les aperçut et démarra en trombe. Sunil arma le bras droit à hauteur des basses côtes et en colla un autre sur l’oreille du type, de haut en bas, en vrillant. Et un gauche en pleine face.
— Sunil ! cria la femme d’un ton plus autoritaire.
Il entendit les talons des bottes de Maybelline claquer derrière lui et il laissa retomber le poing. C’était aussi exaltant que de cogner dans un bloc de gélatine, en un sens. Il saisit le boléro par le col à pleine main, souleva le cul du type sans effort apparent et le traîna jusqu’au bureau. La femme considérait alternativement la face maigre de Sunil et la figure en sang du type dans les vapes.
— Le troisième en un mois, dit-il. Le troisième, tu t’rends compte ? Y peuvent pas gratter, comme tout le monde ?
— Ah bon ! dit la femme. Ah bon !
Elle semblait paniquée.
— Prends ses guibolles, ordonna Sunil.
Ils l’assirent, adossé au coffre, et il le fouilla rapidement. Le type saignait du nez et de la bouche, et ses gros battoirs inertes reposaient de part et d’autre de ses cuisses, les paumes en l’air. Il alla ramasser la carabine là où elle avait fini par s’arrêter et éjecta le chargeur : il contenait encore huit cartouches 30 x 30 aux ogives en cuivre vaguement rosé.
Il récupéra également la sacoche et le fric, le paquet de chèques et la douille qui avait roulé près de l’îlot de la pompe numéro un. Puis il retourna dans le bureau et composa le numéro du Commissariat central.
— Schneider ? Ouais ! ici c’est Sunil. Ouais ! Sunil à Shell Verlaine. Ouais ! j’y peux rien… Ouais ! salut. (Il jeta un coup d’œil au gros à moitié répandu sur le balatum beige. C’était bien la peine qu’il y ait foutu un coup de serpillière avant de prendre son service.) J’ai un client pour toi, Schneider. Hein ? Ouais ! Un client. Non. Il a essayé de me braquer avec une carabine US. Ouais ! US. Hein ? Non, il est là… Hein ? (Il jeta un coup d’œil plus pénétrant.) Non, un jeune, dans les trente balais, peut-être moins, un crado avec de la barbe, comme ils ont maintenant… Cradingue. C’est difficile à dire : avec la barbe. Ouais ! j’ vous attends, j’vais pas m’envoler pour Ipanema…
Il raccrocha, sortit un paquet de Gitanes et en alluma une, tout en jetant un coup d’œil au portefeuille que trimballait le type, une cochonnerie en plastique qu’on pouvait avoir pour douze balles au Prisunic, tout collant.
Le hippie n’avait pas bougé d’un millimètre. Assis par terre, les yeux dans le vague, il laissait couler le sang sur son débardeur mauve avec autant d’indifférence que si ça n’étaient ni son propre sang, si ses fringues à lui.
La Renault 4 ne mit pas plus de cinq minutes à se pointer au bout de la piste. Elle alla se ranger le long de l’Austin et deux branleurs en parkas en sortirent, l’air faraud et le clope à la bouche. Sunil en connaissait un (si on pouvait dire), le frisé, parce qu’il avait sorti un bon moment une professeur de lycée, une excitée avec une vieille VW 1200, qu’ils s’étaient lardée à quatre dans la réserve derrière, un soir qu’elle était venue lui prendre dix balles d’essence après la fermeture. Une fille bien foutue, en plus, pour son âge… Et elle en avait eu pour son pognon.