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L’autre était assez grand, mince, avec des marrantes petites bacchantes tracées au tire-ligne, qui lui donnaient l’air de se foutre de la gueule de tout le monde. Un bon physique d’avant-centre.

— Salut, Sunil, dit Catala. Où il est, ton mec ?

— Bonjour, dit Sunil. Dans le bureau.

— Un collègue, dit Catala.

— Enchanté, dit Sunil, mais le cœur n’y était pas.

Ils lui passèrent devant.

— Vous avez pas mis longtemps, remarqua Sunil.

— On rentrait de Saint-Jean, dit Viale, quand Schneider nous a appelés à la radio. Ça s’est produit il y a combien de temps ?

— Pas six minutes, dit Sunil.

Ils pénétrèrent dans le bureau exigu.

— Vous l’avez secoué ? demanda Charles.

— Pas trop…

Pas trop, ça ne voulait rien dire. Le type avait les yeux rivés sur leurs genoux, le regard à l’horizontale. Sunil sortit le portefeuille de sa poche-revolver et le remit au policier. Il n’y avait pas un rond dedans. Charlie l’examina rapidement. Il connaissait le pompiste de réputation, un ancien para-commando qui magouillait à droite à gauche, mais surtout à droite et qui devait avoir la conscience chargée.

— Il aurait pas pu mieux tomber, ricana le Chat.

— Ouais ! grinça Sunil. (Il agita ses grandes mains noueuses devant lui, il avait des bras interminables qu’on eût dit faits de torons d’acier, et les considéra avec affliction, comme des choses inutiles.) J’allais lui mettre une bonne dérouille, histoire qu’il s’en rappelle un moment, mais la patronne s’est pointée…

Ils remirent le gars sur pied. Il ne saignait presque plus, mais ça suintait encore un peu et il avait le pif rouge comme une tomate trop mûre et des caillots bruns dans la barbe.

— Merde, dit Viale, vous y êtes quand même pas allé de mainmorte…

— J’voulais pas qu’il s’ taille, dit Sunil. Et vous, vous êtes déjà fait braquer avec un flingue ? Non, bon… (Il fouilla dans sa poche.) Tenez, les clés de son cageot. J’l’ai rangée à côté du graissage, si ça vous intéresse. Elle est plus pourrie que vos copains les politicards, et en plus, elle pue la merde à plein nez. Pour une poubelle, c’est une poubelle, seulement, y fallait bien que j’ dégage la piste.

Les deux flics encadraient leur client. Ils ne paraissaient pas du tout épanouis. Ils regardaient la gueule du gros, sans doute histoire de se faire une opinion, mais il était bien évident à les voir que leur opinion était déjà toute faite en arrivant.

Charles Catala décrocha le téléphone, une fesse sur le bureau, et composa le numéro du C.C. On dut chercher Schneider dans les couloirs. Il en profita pour tripoter la carabine. Une Horizon avec des reflets de scarabée vint se ranger le long de la piste et un jeune homme fluet en sortit, un bidon d’huile à la main.

Sunil sortit de la cabine bureau et laissa la porte de verre se refermer sur ses talons. À le voir, on aurait juré que Sam Bass et une cohorte d’hostiles l’attendaient pour lui faire sa fête.

— Oui, dit Schneider d’une voix sèche.

— On a le type, un certain Lionel Carminati. Une cloche qui a l’air aux trois quarts mûre… Il a une carte nationale d’identité, un permis de conduire et une carte de l’A.N.P.E., dit Charles.

— Ramenez-le au Central, dit Schneider. Par la même occasion, ramenez Sunil. Il y a eu des témoins de l’affaire ?

— La patronne, oui…

— Vous ramenez la patronne.

— Et la voiture à Carminati.

— La voiture ?

— Ouais ! il s’est pointé en père peinard, dans sa R 8, une vieille bagnole tout juste bonne pour la casse. Sunil l’a garée… (Il se reprit. Schneider n’en avait rien à foutre, de l’endroit où on avait garé la bagnole : ce qu’il voulait, c’était l’auteur des faits, les plaignants, les témoins éventuels et la voiture. Et la carabine US, calibre 30 x 30, une arme automatique plutôt rare dans le coin, surtout dans cet état.) Sunil l’a sonné, dit Charles. Ça s’rait p’t’être pas mauvais de l’emmener faire un tour au SAMU…

— Non, dit Carminati, d’une voix forte. J’veux pas aller à l’hosto.

Viale le tenait toujours, juste au-dessus du coude, mais il se demandait si c’était bien la peine ; Carminati ne bougeait pas, il se contentait même de dire non, mais sans bouger, sans que le moindre de ses muscles tressaille. Il dégageait autant d’agressivité, ou seulement de détermination, qu’un bloc de saindoux. Les cheveux avaient l’air enduits de graisse figée, ce qui atténuait sensiblement leur flamboiement.

— Il veut pas aller à l’hôpital, transmit Charles.

— On se fout de ce qu’il veut ou de ce qu’il veut pas, trancha Schneider. Dites à Sunil et à la femme de passer au Central, récupérez tout ce qu’il y a à récupérer et ramenez votre lascar. Passez quand même au SAMU, en rentrant. Y s’agirait pas que l’autre tordu nous l’ait abîmé.

— Capito, dit Charles. Et la guindé ?

— J’envoie la chercher, dit Schneider. Laissez les clés à quelqu’un, à la station. Suzanne est toujours à la boutique ?

— Sais pas…

— Laissez la clé à la boutique. Jetez un coup d’œil à la bagnole, quand même, avant de partir, et fermez-la à clé.

— Une Renault 8 jaune vif, couverte de décalques, précisa Charles. Ils peuvent pas se gourer ; une comme ça, y en pas deux au monde.

Il reposa le combiné sur son berceau et laissa cinquante centimes, bien en vue sur l’appareil. Kid Sundance avait exterminé tous les vilains et il revenait, les mains glissées à plat sous le ceinturon. Ça devait être vachement pratique pour se gratter les couilles, en douce. Il ouvrit la porte d’un coup de botte négligent.

Carminati regardait placidement, les bras le long du corps. Il avait fait sa part de boulot et maintenant il attendait. Les deux flics l’examinèrent. Il avait l’air d’un clodo, ni plus ni moins, d’une de ces cloches qui allaient au rab’ derrière les cuisines du restau U, et qui se ramassaient des grands coups de louche sur la tronche ; un détritus, un de ces inévitables excréments de la société de consommation, nuance Libérale Avancée, une de ces merdes qu’on prenait même plus la peine de filer à l’égout, le matin, avec les trognons de pomme, les capotes usées et les emballages de Miko et toutes les saloperies qu’on balayait en loucedé, histoire que les gros cons s’en foutent plein les fouilles, et que les Durand-Dupont moyens et supérieurs puissent s’ébattre à l’aise dans leur ville propre, suivant le slogan du député-maire, les connards métro-boulot-dodo, deux bagnoles et jogging le dimanche dans les allées du parc, Jacques Ribourel et « Bijaune » Borg, et qu’on finirait par enterrer debout dans le sable, avec leur résidence secondaire et le FigMag’ en cours de validité.

Putain de vie.

À en croire la C.N.I., Lionel Gérard Carminati était né le 21 juin 1953 à Luxeuil-les-Bains, Haute-Saône. Sur la photo, qui ne remontait guère qu’à trois ans, il avait déjà les cheveux à l’afro et de la barbe, ce qui fait que son visage tenait tout le cadre de l’image, mais on lui donnait ses vingt-trois ans. C’était entendu, il n’avait ni découvert la poudre à couper le beurre, ni le fil à canon, tandis que maintenant, on ne lui donnait plus aucun âge. Il était aussi vieux que le monde.

Le regard hébété se porta sur le visage de Charles. Avec le sang qui lui barbouillait le bas du visage et qui lui encroûtait la barbe, il donnait l’impression d’avoir un trou gros comme le poing à la place de la bouche.