— C’est comment, ton prénom ? demanda Charles.
— Maud, dit la femme.
Elle passait le bras sous l’eau chaude.
— Maud… (Il hocha la tête, savoura le prénom. Rohmer, ils étaient jeunes et pour rien au monde il n’aurait fait flic, à l’époque.) Maud, j’te frai remarquer qu’il y avait aussi du Glen-machin, mais que j’ai pris çuilà…
— Mon con, dit la femme avec amertume. Le Glenfiddish, c’est là-dedans, pas dans l’autre. L’autre c’est de la saloperie de Prisu…
— Ah ! merde, dit le Chat. (Il regarde la bouteille sans ressentiment ni rien.) Ah ! merde… On est peu de chose, hein, tout de même.
— Où il est passé, le kador ? se souvint Charles en regardant autour de lui. Y avait bien un chien chez toi, tout à l’heure…
— Sous le lit que t’as vu, dit la femme. Dès qu’il entend quelqu’un taper à la porte, il est comme fou : il fait son souk, il ramasse sa mandale et il va se filer sous le lit… Après, pour le sortir, c’est la croix et la bannière, tu m’ diras. (Elle rit doucement. Elle pouvait valablement faire de la publicité pour Wilkinson ou Shick Injector, à condition de la prendre avant et après, et de se munir entre-temps d’une lame de chasse-neige parfaitement neuve.) À croire que c’est un détraqué, ce con…
Ils burent le coup, peinards, en regardant la pluie tomber.
Pensif, Claude Viale compara cette phase plus ou moins merdique de l’enquête à une espèce de ricochet : le premier ricochet presque majestueux d’un mince galet poli sur la surface dure et grise d’un étang figé. De fil en aiguille, il se rappela une mince fille brune, vêtue de noir, au bord d’un étang figé, un après-midi de novembre. Il se rappela son grand front bombé, ses longues mains ivoire aux jointures un peu mauves. Ils entendirent la voiture arriver.
D’autres ricochets, pensa Viale. Et encore d’autres jusqu’au moment où le caillou sombre et les cercles se distendent à l’infini et finalement, c’est exactement comme s’il ne s’était rien passé. Il reste un vague clapot et l’odeur de pourriture et d’eau.
— Sors encore des verres, Maud, dit le Chat. Y a du monde qui s’pointe.
Il était bien installé, le cul sur une chaise de cuisine et les talons de boots coincés entre les barreaux de l’autre. Il tripotait le pistolet. Où qu’il se trouvât, Charlie était installé. Pour reprendre après d’autres la formule de Saint Chose, il était partout comme un poisson dans l’eau, pensa Viale. En même temps, il se rendit compte qu’il avait peur. Il ne savait ni pourquoi, ni de quoi, mais il sentit la peur lui nouer les intestins et il eut froid en dedans.
Schneider pénétra dans la pièce, le trench déboutonné, en costard sombre et avec une cravate en tricot noir autour du cou. Ses yeux gris semblaient ensommeillés. Derrière lui, le grand Perrier croquait une pomme verte, non sans affectation.
— Qu’esse vous prenez ? demanda la grosse en s’appuyant sur un seul bras.
Mardi matin — onze heures
L’employée de l’agence Avis locale était une fille blonde, dans les trente ans, et qui ressemblait à Bette Davis dans Marked Women de Lloyd Bacon (1937). Son beau visage lisse ne paraissait guère plus chaleureux ni moins expressif que celui de l’actrice. Elle portait un mince blazer bordeaux et un chemisier blanc avec un petit col de dentelle. Elle portait également un badge triangulaire, avec son nom gravé dessus. Elle s’appelait A. Martin.
La jeune femme en manteau de vison cherchait une sept ou huit chevaux pour plusieurs jours, pas moins de quatre en tous les cas. Elle se nommait Florence Michaud, elle était née le 12 mars 1944 à Casablanca (Maroc). Elle était titulaire du permis de conduire n° 44724 délivré le 12 juillet 1964 par la préfecture du Doubs. Elle exerçait la profession d’attachée de presse.
A. Martin savait tout cela parce qu’elle avait le document et une carte de visite professionnelle sous les yeux.
La jeune femme avait en outre étalé le montant de la caution sur le comptoir, comme une donne de poker. En billets neufs, récemment crachés par le distributeur du coin. A. Martin lui rendit son porte-carte et soupira. Ses doigts frôlèrent ceux de Florence Michaud. Elles se sourient.
— A., c’est quoi ? demanda la jeune femme en rangeant ses affaires dans une grosse sacoche en cuir. Aline ou Anaïs ? Andromède ? Adélaïde…
— Annie, sourit l’employée. C’est banal, n’est-ce pas ? Un nom banal, un prénom banal… (Elle hésita et rougit violemment.) Je vous prie de m’excuser.
— C’est rien, mon petit, dit la jeune femme.
— Elle est un peu plus loin dans la rue. Une Renault 14 bleu marine. Voici les clés et la pochette, à l’intérieure de laquelle vous trouverez la carte grise et un constat amiable d’assurance. Le plein est fait.
— Merci, dit Florence Michaud.
Elle agita doucement les clés, comme si elle cherchait l’inspiration et gagna la porte en verre. Annie Martin la suivit des yeux, une grimace contrainte sur les lèvres et le buste immobile. Une grande et belle femme qui se mouvait avec l’aisance tranquille qu’est censée procurer le fric.
— Bonne route, dit Annie Martin d’une voix détimbrée, sans qu’il fût possible de dire si elle s’adressait à quelqu’un en particulier.
Mardi matin — onze heures
Ils avaient retapé une perquise en forme chez Chevallier, mais il n’y avait rien de plus. Sauf Perrier, qui était descendu passer les numéros du pistolet automatique au Commissariat central, ils avaient tapé une perquise chez Carminati, en sa présence constante, après lui avoir fait connaître qu’il se trouvait en position de garde à vue depuis le moment de son interpellation, soit neuf heures quinze.
Ils avaient procédé à l’une des plus belles perquisitions qu’on pût rêver et qui ne manquerait pas de donner lieu à la rédaction d’un procès-verbal particulièrement exsangue, le P.V. modèle école de police, type procédure bloc O.P.J., relatant une opération qui se déroule dans une seule pièce sans placard, meublée d’une seule table sans tiroir, d’une chaise de bois et d’une armoire vide, ainsi que d’un sommier de métal mince dépourvu de literie.
Invariablement.
Le corrigé-type, catégorie petit malin. Ou mauvais esprit.
Il s’agissait pourtant d’un appartement de type F4, comportant une cuisine (vide), une salle de bains et des W.C. (sales et vides, sans même un rouleau de papier cul), une salle à manger-salon (vide, excepté des flocons de poussière grise, antédiluvienne, et une bouteille de Coca-Cola vide, d’une propreté plus que douteuse), une chambre vide à droite…
La dernière chambre, le living-room stricto sensu, comportait une débauche de mobilier : une espèce de paillasse avec des sacs de couchage dépliés et des couvertures de l’armée, une lampe torche sur un carton d’Évian vide, deus shiloms et une boîte en fer remplie de tout un assortiment de mégots, de la Boyard à la Craven A. On n’avait pas encore commencé à les dépiauter et les shiloms sentaient vaguement la naphtaline.
Pas un disque, pas une revue, pas une lettre.
Ils avaient remué tout ce qu’ils avaient pu, tripoté les deux ou trois fringues disséminées sur le grabat et aux quatre coins de la pièce. Ça ne leur avait rien appris de plus, excepté que Carminati se trouvait dans une merde noire et qu’il devait plus ou moins couchailler avec Momo, à moins que l’autre dormît par terre, ce qui n’était pas tout à fait impossible à imaginer.