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— Non, dit Viale.

— Vous êtes enfouraillés, vous deux ?

— Oui, soupira Charles. On se demande bien pourquoi, des fois, mais on l’est.

— J’vous souhaite bien du plaisir, dit l’homme. Jethro crèche avec une vingtaine de ses semblables au bout de la rue du Stade. Une espèce de grande ruine, une ancienne maison de maître en retrait, avec deux cèdres sur le devant et une sorte d’appentis… Ils doivent être une bonne vingtaine, au moins, à croupir là-dedans, sans eau, sans gaz, sans électricité, sans rien. Ils ont fermé les fenêtres du haut en clouant des planches et ils vivent là-dedans…

Le bonhomme secoua la tête. Les deux jeunes flics sortirent leurs cigarettes. N’en déplaise à Momone, ils fumaient beaucoup trop et ils avaient la gorge en carton-pâte. Ils jetèrent un coup d’œil à la moto. Elle avait un peu l’air d’une grande bête blessée. Puis ils regagnèrent la voiture en petites foulées, face à la pluie froide.

Charles annonça qu’ils reprenaient l’écoute radio. Immédiatement, le haut-parleur crachota. C’était la voix sèche et précise de Schneider. Charles donna leur position.

— Vous avez l’adresse ? demanda Schneider, à mots couverts.

— Affirmatif, dit le jeune homme.

— Vous nous retrouvez sur le parking avant le stade. Avant le stade. Derrière le local des douches. Avez-vous reçu, quatre ?

— Sur le parking avant le stade, répéta Charles docilement. Derrière le local des douches. Bien reçu, cinq. (Il ajouta d’une voix fanfaronne et enjouée.) C’est comme si on y était, cinq…

Le moteur hurlait, tout en haut de la quatrième, en surrégime dépassé. Dans la longue ligne droite du périphe, ils atteignirent facilement le quatre-vingt-quinze à l’heure, vent debout.

Claude Viale se souvint du reste comme d’un rêve pénible. Ils avaient reçu six gardiens du corps urbain en renfort, et comme Sir Jack avait interdit formellement de se munir de pistolets-mitrailleurs pour ce genre d’opération, le chef de poste avait été intraitable : ni pistolet-mitrailleur, ni gilet pare-balles. Et ils étaient pressés par le temps.

Ils étaient arrivés de tous les côtés à la fois, et en un rien de temps, ils avaient bouclé la baraque silencieuse et noire et investi ce qui avait dû être un parc. Ils avaient pataugé dans la boue, grandes ombres indistinctes et furtives, giflées de pluie. La cime des cèdres émettait une plainte intermittente, sinueuse et amère. La pluie et la nuit tombaient ensemble sur les terrains vagues et les tas de gravats, avec le même empressement que si elles avaient brusquement décidé de faire un concours.

Les gardiens avaient pris position autour de la maison, le dos au mur. Ils portaient de lourdes torches sur accus. Perrier en avait une également.

Schneider était plaqué à côté de la porte, le .45 au poing. Il ouvrit silencieusement et se coula à l’intérieur, Charlie sur les talons. Un couloir sombre, deux portes de chaque côté et une porte vitrée en face. On avait fait sauter les carreaux. Le papier pendait des murs. Schneider sortit une lampe-crayon, l’alluma. Les deux pièces de gauche étaient vides. Perrier et Viale exploraient celles de droite, le pistolet contre le flanc. Personne. Ils passèrent à la cuisine. On avait fait un grand feu de camp en plein milieu, mais c’était tout. Des fils électriques torsadés pendaient partout.

Ils revinrent en faisant signe à Schneider qu’il n’y avait personne et Viale se souvint plus tard du froid pénétrant qui régnait dans ces pièces à l’abandon — un froid proprement mortel, sinistre, mais pas dépourvu d’une certaine majesté silencieuse.

Schneider se déplaçait à pas de loup, le buste un peu penché en avant, les pans de l’imperméable battant sur les talons, comme de grandes ombres tenaces. Il tenait le Colt le museau levé, avec une espèce de négligence maussade — comme si de toutes les manières la solution ne pouvait pas provenir d’une arme automatique.

— Personne ?

— Personne, dit Viale, la gorge serrée.

— En haut, dit Schneider.

Viale gravit la première marche. Le hasard seul, sans doute, avait fait qu’il se trouvait là, le plus près de l’escalier, et il était trop tard pour faire marche arrière, aussi commença-t-il à gravir les larges degrés de pierre grise, maculés de boue. Ses yeux parvinrent au niveau du palier. Une lumière chaude et mobile provenait de la pièce du devant, à gauche — la lumière tendre et pleine d’un De La Tour, intime et nostalgique. Il continua à monter sans bruit, se coula le long du mur. Les autres investirent le palier, s’assurèrent des pièces restantes. Il n’y avait personne.

Schneider passa devant.

Une lame de parquet craqua sous leurs pieds et le battant de la porte frappa le mur. Ils ne firent pas vraiment irruption dans la pièce mais ils n’y entrèrent pas non plus comme on est censé pénétrer dans une pièce en temps ordinaire. Simplement, la seconde d’avant, ils n’étaient pas là, et à la seconde d’après, ils étaient là, quatre immenses gaillards avec des armes braquées dans le prolongement du bras, les genoux vaguement fléchis.

Il y avait des pièces de tissus bariolés tendus partout, et une couverture kabyle devant la fenêtre, des couleurs douces ou criardes des camaïeux de bleus, de roses et de jaunes, comme dans un souk. Il y avait un grand samovar d’argent et une lampe à pétrole sur un billot de bois noir, au milieu de la pièce, des coussins partout sur le sol et une espèce de vaste estrade faite de matelas, de couvertures et de foulards et des coussins de soie.

Lui, c’était, en tout aussi paisible et mystérieux, le Bacchus imberbe et jeune de Léonard de Vinci, ou le portrait de Filippino Lippi, par l’auteur, à moins que ce fût l’un des Rolling Stones sur la pochette du Roi des Abeilles. Elle, n’était ni plus ni moins que du Piero Della Francesca, majestueuse et simple sous le grand voile grège qui lui couvrait la tête. Elle portait une manière d’himation de soie indienne mauve vif, attaché sur l’épaule gauche par une broche en cuivre ancien. Leur môme, dans ses bras, ressemblait à un fragment de Ligier-Richier, minutieux et délicat.

Ils étaient assis dans les coussins. Il y avait aussi deux coffres bas, à gauche, deux meubles de bois sombre, pour lesquels n’importe quel antiquaire eût sans doute donné une petite fortune.

Schneider s’accroupit sur les talons. L’arme avait disparu sous sa veste. Il fixa avec lassitude la flamme jaune et bleue de la lampe. La pièce était pleine de couleurs et sentait le bois de cèdre.

— Police, dit Schneider.

— Nous nous en doutions, dit le jeune homme.

Schneider secoua les épaules. Ils étaient venus pour sauter un dingue, par pour qu’on leur mette sous les yeux une nativité, pour touchante qu’elle fût. En fouillant bien, ils mettraient la main sur un pot d’huile, un peu de shit, une merde…

— Où est Jethro ? demanda Schneider.

— Il est parti depuis dimanche, répondit le jeune homme. Il avait quelques affaires, un sac de couchage et trois paires de bottes. Il nous a dit qu’il allait à Paris. Il a emballé toutes ses affaires, et il est parti. Il n’avait pas beaucoup de choses à emballer, vous savez…

— Il était en voiture ?

— Oui, dit le jeune homme. Une grosse Mercedes claire. Il l’avait laissée sur le trottoir.

— Vous êtes sûr que c’était une Mercedes ? demanda Schneider.

— Absolument, dit le jeune homme. Je l’ai accompagné jusqu’à la grille et il est parti… Il ne l’avait pas bien en main.

— Il vous a dit s’il allait revenir ? s’enquit Schneider.

— Il ne reviendra pas ici, dit la jeune femme d’une voix forte. Nous lui avons demandé de ne pas revenir.

Elle leva lentement les yeux en direction des policiers. Elle avait deux grands yeux sombres et fixes, comme deux flaques de nuit sur un trottoir en marbre. Elle ne semblait pas vraiment les voir.

— Il portait une arme, comprenez-vous, expliqua-t-elle posément. Jethro n’avait jamais eu d’arme sur lui, auparavant, et c’est pourquoi nous l’avions autorisé à rester parmi nous.

Le bébé remua un peu. Il respirait paisiblement, ses petits poings serrés sur la figure.

— Quel genre d’arme ? demanda Schneider avec beaucoup de lassitude.

— Un .357 Police Python, dit le jeune homme. Canon de six pouces.

Les policiers le dévisagèrent avec curiosité. Il sourit.

— J’ai fait également des études en électronique et Lise a son diplôme d’infirmière, dit-il sans cesser de sourire. Et la maison est à nous. Elle nous appartient légalement, même si on l’habite en squatters… Et je connais aucune loi qui nous oblige à y habiter autrement…

— Depuis combien de temps connaissez-vous Jethro ? demanda Schneider.

Le jeune homme secoua la tête.

— Depuis si longtemps que je ne me souviens pas ne pas l’avoir connu. Avec des éclipses, bien entendu, de longs moments pendant lesquels nous pensions bien l’avoir perdu. Il a passé plus d’un an au centre psychothérapique des Chartreux…

— Et il n’avait jamais d’arme à feu ?

— Jamais, affirma le jeune homme. C’est dans les règles du jeu : nous ne voyons aucun inconvénient à ce que des gens dorment ici, à condition qu’ils n’aient pas d’arme, ni de drogues dures.

Il cessa de sourire :

— Voulez-vous un peu de thé ?

— Non, merci, dit Schneider. Il se retourna vaguement vers Perrier. Libère les gardiens, je ne pense pas que ces trois-ci nous causent beaucoup d’ennuis.

Il se retourna vers le couple.

— Est-ce qu’il vous a donné une adresse quelconque à Paris ? Un endroit où le joindre, un numéro de téléphone ?

— Non, dit le jeune homme. Il n’avait pas à le faire non plus, vous savez.

— Je n’en doute pas, sourit Schneider. Est-ce que Jethro se trouvait ici, dans la nuit de vendredi à samedi derniers ?

— Non, répéta le jeune homme. Il est seulement passé dimanche matin, pour reprendre ses affaires et nous dire au revoir… Il avait établi son campement dans une pièce du bas, et hier matin, j’ai remarqué quelque chose sur le manteau de la cheminée… (Il se leva souplement, tout d’une pièce. Il portait un kimono de toile noire, et il ne devait pas mesurer moins d’un mètre quatre-vingt-cinq. À sa façon de se mouvoir, il était facile d’imaginer qu’il était tout à fait apte à se défendre tout seul. Il souleva le couvercle d’un des deux coffres et remit une liasse de billets de cent francs aux policiers.)

— Je suppose qu’il pensait ainsi s’acquitter de son loyer, ou quelque chose dans ce goût-là… (Il se rassit avec la même souplesse. Les billets étaient pliés dans la largeur et Schneider les soupesa, le visage immobile.)

— Ça fait pas mal, pour un loyer…

— Oui. Pas loin de vingt mille francs… Si c’est un oubli, il pourra toujours les réclamer. Il sait bien qu’ils sont en lieu sûr.

Schneider se massa les tempes du pouce et de l’index, la main en visière devant les yeux. Il parla d’une voix monocorde. Il fallait qu’ils viennent au Commissariat central, afin que les policiers les prennent tous les deux, par procès-verbal.

— Je suppose que nous n’avons pas le choix, observa le jeune homme.

— Non, dit Schneider.

Perrier s’accroupit à côté de lui.

— Dumont est allé avec Carminati chez la fille. Il a son identité complète et une photo, mais la fille s’est tirée. Dimanche vers quinze heures, avec un grand type qui l’attendait en bas de la tour. Il avait une Mercedes…

— Échec, dit Schneider. (Il esquissa son sourire de loup.) Pas encore mat, mais échec…

Il enfouit la liasse de billets dans sa poche. Le jeune homme soupira, et il aida sa compagne à se lever. Ils étaient nu-pieds tous les deux. Elle enveloppa le bébé dans un grand châle à franges.

— Pouvez-vous nous dire pourquoi vous cherchez Jethro ? demanda le jeune homme tandis qu’ils quittaient la pièce.

Schneider tourna la tête vers lui et son regard gris et dur se fixa à la racine du nez droit, parfait.

— Il a tué un homme, dit-il d’une voix sans inflexion ni volume. Voilà ce qu’il a fait…

Ils descendirent à la lumière crue de la torche.