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— Il ne reviendra pas ici, dit la jeune femme d’une voix forte. Nous lui avons demandé de ne pas revenir.

Elle leva lentement les yeux en direction des policiers. Elle avait deux grands yeux sombres et fixes, comme deux flaques de nuit sur un trottoir en marbre. Elle ne semblait pas vraiment les voir.

— Il portait une arme, comprenez-vous, expliqua-t-elle posément. Jethro n’avait jamais eu d’arme sur lui, auparavant, et c’est pourquoi nous l’avions autorisé à rester parmi nous.

Le bébé remua un peu. Il respirait paisiblement, ses petits poings serrés sur la figure.

— Quel genre d’arme ? demanda Schneider avec beaucoup de lassitude.

— Un .357 Police Python, dit le jeune homme. Canon de six pouces.

Les policiers le dévisagèrent avec curiosité. Il sourit.

— J’ai fait également des études en électronique et Lise a son diplôme d’infirmière, dit-il sans cesser de sourire. Et la maison est à nous. Elle nous appartient légalement, même si on l’habite en squatters… Et je connais aucune loi qui nous oblige à y habiter autrement…

— Depuis combien de temps connaissez-vous Jethro ? demanda Schneider.

Le jeune homme secoua la tête.

— Depuis si longtemps que je ne me souviens pas ne pas l’avoir connu. Avec des éclipses, bien entendu, de longs moments pendant lesquels nous pensions bien l’avoir perdu. Il a passé plus d’un an au centre psychothérapique des Chartreux…

— Et il n’avait jamais d’arme à feu ?

— Jamais, affirma le jeune homme. C’est dans les règles du jeu : nous ne voyons aucun inconvénient à ce que des gens dorment ici, à condition qu’ils n’aient pas d’arme, ni de drogues dures.

Il cessa de sourire :

— Voulez-vous un peu de thé ?

— Non, merci, dit Schneider. Il se retourna vaguement vers Perrier. Libère les gardiens, je ne pense pas que ces trois-ci nous causent beaucoup d’ennuis.

Il se retourna vers le couple.

— Est-ce qu’il vous a donné une adresse quelconque à Paris ? Un endroit où le joindre, un numéro de téléphone ?

— Non, dit le jeune homme. Il n’avait pas à le faire non plus, vous savez.

— Je n’en doute pas, sourit Schneider. Est-ce que Jethro se trouvait ici, dans la nuit de vendredi à samedi derniers ?

— Non, répéta le jeune homme. Il est seulement passé dimanche matin, pour reprendre ses affaires et nous dire au revoir… Il avait établi son campement dans une pièce du bas, et hier matin, j’ai remarqué quelque chose sur le manteau de la cheminée… (Il se leva souplement, tout d’une pièce. Il portait un kimono de toile noire, et il ne devait pas mesurer moins d’un mètre quatre-vingt-cinq. À sa façon de se mouvoir, il était facile d’imaginer qu’il était tout à fait apte à se défendre tout seul. Il souleva le couvercle d’un des deux coffres et remit une liasse de billets de cent francs aux policiers.)

— Je suppose qu’il pensait ainsi s’acquitter de son loyer, ou quelque chose dans ce goût-là… (Il se rassit avec la même souplesse. Les billets étaient pliés dans la largeur et Schneider les soupesa, le visage immobile.)

— Ça fait pas mal, pour un loyer…

— Oui. Pas loin de vingt mille francs… Si c’est un oubli, il pourra toujours les réclamer. Il sait bien qu’ils sont en lieu sûr.

Schneider se massa les tempes du pouce et de l’index, la main en visière devant les yeux. Il parla d’une voix monocorde. Il fallait qu’ils viennent au Commissariat central, afin que les policiers les prennent tous les deux, par procès-verbal.

— Je suppose que nous n’avons pas le choix, observa le jeune homme.

— Non, dit Schneider.

Perrier s’accroupit à côté de lui.

— Dumont est allé avec Carminati chez la fille. Il a son identité complète et une photo, mais la fille s’est tirée. Dimanche vers quinze heures, avec un grand type qui l’attendait en bas de la tour. Il avait une Mercedes…

— Échec, dit Schneider. (Il esquissa son sourire de loup.) Pas encore mat, mais échec…

Il enfouit la liasse de billets dans sa poche. Le jeune homme soupira, et il aida sa compagne à se lever. Ils étaient nu-pieds tous les deux. Elle enveloppa le bébé dans un grand châle à franges.

— Pouvez-vous nous dire pourquoi vous cherchez Jethro ? demanda le jeune homme tandis qu’ils quittaient la pièce.

Schneider tourna la tête vers lui et son regard gris et dur se fixa à la racine du nez droit, parfait.

— Il a tué un homme, dit-il d’une voix sans inflexion ni volume. Voilà ce qu’il a fait…

Ils descendirent à la lumière crue de la torche.

Charles Catala téléphonait, les deux pieds dans un tiroir et le pouce gauche dans un passant du pantalon. Il ne faisait pas du tout Incorruptible, mais en revanche il aurait fort bien figurer dans la principale revue à l’usage des teenagers, entre Carène Péril, avec sa grande bouche en forme de mange-disque et le sourire à facettes du merveilleux Rouleaux-d’Essuie-Glace.

Il n’avait pas son air flic. Il avait l’air très fatigué, et passablement endormi. En outre, le bureau puait et on se serait cru chez le fripier du coin : les fringues de Mayer, ça n’avait pas été de la drouille, à l’époque où il les avait sur le dos. À présent, elles étaient étalées un peu partout, car il fallait qu’elles fussent bien sèches avant qu’on les mît sous scellés, froissées et raides, maculées de beaucoup de boue et d’un peu de sang marron foncé.

Il y en avait sur les appuis de fenêtre — et il n’y avait que deux fenêtres assez étroites —, sur le radiateur, et la veste de costard était pendue à un cintre, accroché lui-même de guingois à un porte-manteau perroquet en bois noir qui n’avait jamais appartenu à l’inventaire de la pièce, dûment punaisé derrière la porte et recouvert de la signature de B.B. le Terrible.

Un rigolo mélancolique avait déposé les pompes noires du mort l’une à côté de l’autre, sur la table de dactylo poussée contre le mur. Elles servaient de presse-livre à une pile de procédures dont la plus jeune remontait tout de même à deux bons mois.

Il y avait plein de rigolos mélancoliques dans les commissariats centraux, de personnages désopilants qui passaient leur temps à vous vider le contenu des tiroirs sur le sous-main, qui s’affairaient à vous scotcher le téléphone en douce et à vous lester les poches de manteau de quelques livres de trombones, quand ils ne vous en cousaient pas les manches. Ça faisait aussi partie du Blues de la Grande Ville.

Si parler consiste à échanger dans un ordre variable, mais dans son ensemble cohérent, un certain nombre d’arguments, ou un certain nombre de variantes subtiles, ou de variations sur un thème, le tout devant constituer une conversation plus ou moins intelligible, sinon intelligente, alors Charlie ne parlait pas. Il avait la bouche collée au micro et une expression de plus en plus douloureuse sur le visage et ses lèvres remuaient à peine.

Il fit oui de la tête, se gratta le mollet.

Il avait restreint son vocabulaire à « Hon, hon » et « Hmm… », ce qui était plus que suffisant. Il pensait à Evita, à poil, sur sa moquette, avec une attention prudente. C’est pas qu’il n’avait pas envie de coucher avec, parce que, sans déconner, il y avait à la fois le hardware, le software, et surtout le know-how, en d’autres termes le matériel et la tech’… C’est pas qu’il n’avait pas envie, même, d’aller passer un week-end quelque part avec elle, dans un coin tranquille de la côte, seulement il en avait ras-le-cake de ses salades. C’était le pire cafard qu’il avait jamais rencontré dans sa putain de vie, le genre d’hystérique à saper le moral à l’Empire State Building, à faire battre des mines de charbon, à l’aise.