Un cas.
Il aurait quand même mieux fait de lui retéléphoner la semaine dernière, quand elle l’avait appelé plus ou moins d’urgence tout un après-midi où elle n’avait pas cours. Seulement, la semaine dernière, il avait sorti une étudiante canadienne, ou néo-zélandaise, à moins qu’elle fût sud-africaine, une solide pom-pom girl qui n’arrêtait pas de se fendre la gueule en tripotant pipirka, ce qui fait qu’il n’avait pas pu rappeler Evita.
Pour toute la maison, Charlie Chan était le spécialiste incontesté de la mauvaise raison hyperbolique et rétroactive, à géométrie variable et thermocouple.
Son interlocuteur faisait la conversation et c’était tant mieux : Skinny Jim portait une parka blanc-gris de l’armée danoise, des pantalons de treillis archi-collants, un pull kaki ras du cou réglementaire avec une écharpe mauve vif, cent pour cent acétate, aux pointes effilées et des rangers de récup’ parfaitement rutilants. Travaillés au chiffon de laine et au mollard. Dans son Immense Miséricorde, le Seigneur avait bâti l’ado en s’inspirant, mais toutefois très librement et non sans humour, de l’œuvre sculpté de Giacometti, à moins qu’il se fût rabattu plus prosaïquement sur n’importe quelle araignée d’eau en état de marche, pour peu qu’il l’eût sous la main.
Il avait essayé de rattraper le coup en munissant Skinny Jim d’une paire de battoirs king size et de pieds largement surdimensionnés mais il avait bien dû convenir, dans son Infinie Sagesse, qu’il s’était complètement gourancé, et au point où il en était, il avait collé sur le tout une tête miniature — à laquelle il ne manquait rien, bien sûr, mais une tête miniature tout de même.
Skinny Jim avait aggravé le score en se faisant mettre la boule à zéro. Il avait conscience quand même qu’il était un précurseur, et un précurseur particulièrement repérable. Il avait dû cesser de racketter les minots de la ZUP.
Ça faisait déjà un moment que Charles l’avait coxé, un beau soir de juin. Le jeune flic ne lui avait pas collé une procédure au cul, comme il aurait pu le faire, il ne l’avait pas non plus admonesté, comme il aurait dû le faire, peu convaincu des vertus de la parole dans le cas du microcéphale. Non, il avait pris vaillamment le problo à bras-le-corps, et traité l’affaire directement du producteur au consommateur.
Il avait retiré ostensiblement son étui à pince du futal et laissé son calibre bien en évidence sur le capot de la 4 L, pour bien marquer qu’il était vierge et que c’était entre mecs.
Il avait collé un marron à Skinny Jim, qui manquait de jeu de jambes, un crochet sec comme le coup de sabot de l’âne, mais version superrégule. Il avait bien un peu doublé (une-deux dans les basses côtes), mais c’était encore régule et Skinny s’était contenté de s’appuyer contre lui, le menton sur l’épaule.
Ils avaient esquissé un pas de deux parfaitement grotesque et depuis cette époque — révolue —, Skinny Jim leur servait de mouche, de collaborateur occasionnel, ou d’honorable correspondant, en d’autres termes, c’était un indic’. En dépit de la légende tenace, et souvent vérifiée, qu’un indicateur travaille pour un seul et unique fonctionnaire, le jeune homme renseignait indistinctement chacun des membres du Groupe B, avec toutefois, et c’était bien légitime, une légère préférence pour Charlie Chan.
Il constituait en quelque sorte une de leurs antennes dans un milieu qui n’aimait pas excessivement les poulets, les flics, ou, pour employer le dernier terme en vogue, les chleuhs, et une de leurs antennes les plus précieuses parce que Skinny Jim avait été assez malin pour ne pas se faire griller, tout en sortant du bon.
Et il ne leur coûtait pas un rond.
Sur Jethro, il pouvait rien dire, sauf que le maboule avait disparu de la ville depuis dimanche soir. Quand il l’avait vu, la dernière fois, Jethro se trimballait en Mercedes couverte de boue, à croire qu’il avait labouré un champ avec et il était en train de charger une grosse dans le coin des putes, une poufiasse jeune mais cradingue qui tapinait en mini, un vrai cageot poilu, man…
Jethro avait jamais été regardant, question filles. Il fourrait sa queue dans des coins où les autres, ils auraient seulement pas mis les yeux. Il sortait la fille à Steph’ et ils tournaient tous les deux aux amphétamines. C’était Chevallier qui leur filait la dope.
— Hon !… fit Charles, les yeux fermés. Hun, hun…
Il avait un point de chute, d’habitude, Jethro : une cagna de squatts, où y avait plus personne. Tout au bout, dans la rue du Stade. Il laissait jamais la moto devant : pas fou. Il la laissait dans le garage à vélos du 15, rue Félix Faure, et il avait seulement le stade à traverser pour se retrouver à l’abri.
Charles ouvrit les yeux et griffonna « 15, rue FF » de la gauche, sur une fiche cartonnée vierge. Il la saisit ensuite entre le pouce et l’index afin de s’en tapoter vaguement les dents de devant.
— Si tu l’vois…
— Hon, hon ! fit Skinny Jim.
— Ici ou chez moi, comme tu veux.
— Hin, hin ! dit Skinny.
— Passe pas au soleil, soupira Charles.
— Risque pas, inspecteur, assura le jeune homme. (Il eut l’air d’hésiter au bout du fil et ajouta quand même :) Faites gaffe, hein, inspecteur. Allez-y pas seul et sans vot’calibre, y s’rait capable de vous casser en deux pour allumer le feu.
— Hun ! fit Charles d’un ton dubitatif.
Et il raccrocha.
Ils firent un dernier briefing, passé vingt-deux heures, dans la suite de Schneider éclairée a giorno. Ils avaient repêché une bouteille de Johnny Walker au fond d’un tiroir et des gobelets en plastique, mais on sentait bien que le cœur n’y était pas. Ils commençaient à en avoir un peu ras-le-bol, de Mayer et de ses copains.
Ils ne pouvaient pas nier qu’ils avaient avancé : ils avaient identifié les trois auteurs des faits et effectué une diffusion que Dumont avait transmis à la salle télétype, avec copie au secrétariat de la Sûreté et au directeur départemental des Polices urbaines de Z…, et ça avait roulé. Ils avaient pris langue avec les collègues du quatorzième arrondissement, ainsi qu’avec le commandant de Groupement dans le ressort territorial duquel se trouvait la résidence secondaire de Chevallier et autres.
Ils avaient rappelé le Twenty Flight pour prendre des nouvelles de Ramsès et on leur avait appris que ce dernier se trouvait toujours à Paris, mais qu’il avait téléphoné qu’il rentrerait le mercredi matin — et qu’il avait promis qu’il se présenterait spontanément au bureau 404, troisième étage, service de la Sûreté urbaine, dans le courant de la journée.
Y avait intérêt.
Ils avaient vérifié à la préfecture et on leur y avait confirmé, mais non sans palabres ni réticences, que les trois armes saisies appartenaient bien à Mayer, oui, et on leur avait même indiqué la date à laquelle les diverses autorisations de détention avaient été délivrées, ainsi que la référence des enquêtes successivement diligentées, préalablement à la délivrance de chacune d’elle.
Façon élégante de renvoyer les flics à leurs propres fichiers et à leur propre dossier Mayer, et façon non moins élégante bien qu’un peu plus subtile de leur faire toucher du doigt le fait qu’ils étaient aussi dans le coup, en ce qui concernait ces autorisations.
Il y avait donc bien deux carabines automatiques, type etc. et un pistolet automatique, oui, un pistolet Lüger (ou Lougaire) P08 de calibre 9 mm, une première catégorie. Monsieur Mayer y avait droit, en qualité de licencié de la société de tir « Les Arquebusiers du Roy » depuis sa fondation.