Perrier tira sur sa cigarette et son visage disparut derrière l’écran de fumée grise comme le Matterhorn dans la brume.
— Prends une semaine de récupération, suggéra-t-il, mais sa voix manquait singulièrement de conviction ; prends une semaine, fous le calibre, la rondelle et tout le saint-frusquin dans un tiroir et tire-toi quelque part… Si c’est que ça, récupère Dinah et payez-vous une lune de miel aux Bahamas… (Il s’anima un peu en parlant.) Ouais ! enfin, aux Bahamas ou ailleurs, ne serait-ce que sur la Côte, mais décompresse. Ça fait quand même un sacré bout de temps que tu roules sur les jantes.
— O.K. ! dit Schneider avec un soupçon d’agacement dans la voix. (Il tourna à peine la tête et rit sourdement, un rire empreint d’amertume et de dérision.) Vendredi, c’était Doc’ Sutherland… Aujourd’hui c’est toi. Demain qui ? Le Chat ? Vous vous êtes passé le mot, ou quoi ?
— Je crois pas que tu es vraiment conscient de ton état, Claude, dit Perrier d’un ton froid et pensif. Je crois qu’au point où tu en es maintenant, tu ne percutes plus réellement. J’ai aucun talent de moraliste, et je suis pas toubib non plus, mais… (Il se tut, dissipa la fumée du dos de la main, avec le sentiment très net qu’il s’était mal embringué. Il haussa les épaules et entra dans le vif du sujet.) Depuis combien de temps tu prends ces saloperies ?
Schneider sortit une cigarette. Il n’y avait personne dans les haies de fusains et il ne pleuvait plus, un petit vent allègre et vif s’était levé sur la ville, mais ça ne constituait pas précisément une réponse. La réponse, la bonne, se trouvait en partie dans une phrase de blues, since my baby’s gone, depuis que ma gosse est partie, depuis qu’elle a foutu le camp et m’a laissé là. Mais ça ne voulait pas dire grand-chose non plus, car qui était réellement parti, en définitive ? Qui et depuis combien de temps ? Il avait eu sa chance et sa chance lui avait écrit, alors qu’il se trouvait en mission à Strasbourg, « si je ne t’ai plus ma vie sera plate, je n’attends plus rien et mon ventre restera probablement stérile ». Elle avait ajouté avec quelque chose de prémonitoire dans son angoisse « que deviendrons-nous chacun de notre côté sachant que l’autre existe à deux cents mètres, je ne voudrais pas retourner à la médiocrité » et il avait perdu sa chance.
Il avait perdu plus que sa chance, mais celle-ci lui avait tout de même laissé autre chose en partant. Il se palpa le visage du bout des doigts. Il prenait des saloperies depuis si longtemps qu’il ne se rappelait plus du tout comment c’était avant, ni comment les gens vivaient à l’extérieur. Il avait les mâchoires soudées et un terrible froid intérieur l’habitait en permanence, comme si ses os étaient devenus glacés et cassants comme du verre.
Il vérifia machinalement la présence de l’automatique à sa ceinture et le geste habituel et dérisoire n’échappa pas à Perrier. Schneider étouffa un rire : elle était peut-être retournée à la sienne, mais en ce qui le concernait, Cheroquee l’avait tiré à tout jamais de la médiocrité. Il était mort en dedans. Il avait pris un aller simple au guichet de la vie et à l’arrivée, il n’y aurait personne pour exiger de lui son titre de transport, sauf Pallas, la Dame qui traînait dans le noir.
— Gallien est hors du coup, dit Perrier.
— Qui t’a dit qu’il était dans le coup ? ricana Schneider.
— Personne, déclara Perrier de mauvaise grâce.
Schneider prit la direction du lac, sans doute pour couper court. Il baissa encore le son et alluma une Camel. Il avait vu Gallien deux fois en tout et pour tout, et bien sûr jamais au Central. Simon Granier avait trop d’appuis et trop bien placés pour qu’on pût rêver le traîner un jour dans des lieux aussi mal famés qu’un commissariat de police. Il s’en souvenait comme d’un bon petit jeune homme plutôt falot, aux yeux d’un bleu de porcelaine candide et à la barbe fournie et soyeuse ; et à chaque fois, il était vêtu avec élégance du même blazer sombre et de pantalons de flanelle grise aux plis tranchants comme des rasoirs. Bien qu’il eût quatre ou cinq gagneuses confortablement installées dans des studios de grand standing disséminés dans toute la ville, nul n’avait jamais songé à lui ouvrir un dossier individuel.
Gallien aussi allait prendre un aller simple, mais il ne le saurait pas, il continuerait à vaquer à ses petites occupations, tranquillement, sans soupçonner quoi que ce soit. Et aucun de ses appuis ne pourrait l’empêcher de monter dans le train, le moment venu.
Schneider aperçut la baraque à frites du sieur Fatah, adossée à un pan de rocher au bout du parking de la station Antar. En dépit de l’heure, c’était encore ouvert et un filet de fumée grise, rabattue par le vent, s’échappait du tuyau sur le toit du fourgon. Il gara la R16 en face, au bord du lac. Fatah aperçut les deux flics lorsqu’ils traversèrent la route en oblique dans sa direction. Il continua à mastiquer tout en essuyant le Formica du comptoir.
— J’allais boucler, les mecs, leur dit-il lorsqu’ils se trouvèrent à portée de voix. Des soirs, y a la sortie des cinémas, ou des habitués qui viennent tailler une bavette, mais ce soir, c’est mort.
— Ouais ! c’est souvent comme ça, le mardi, observa Perrier.
— Vous voulez croûter quelque chose ?
— Oui, dit Schneider.
— J’ai de la barbaque extra. J’peux vous faire des hamburgers. Ça vous dit ?
— Va pour des hamburgers, dit Schneider. (Il fourra les poings dans ses poches d’imperméable et Perrier remonta le col de sa canadienne. Il ne pleuvait plus, mais le vent était beaucoup plus âpre et plus glacé qu’ils s’y étaient attendus, dans la tiédeur de l’habitacle.) Pas chaud, hein ?
— Non, dit Fatah. En plus, ici ça s’engouffre dans la trouée du lac et ça rabote tout au passage.
Il observa le visage blême de Schneider, mais s’abstint de tout commentaire. Il avait les deux flics à la bonne, parce que la plupart du temps ils traînaient en vestes de treillis, en jeans râpés et en bottes, et qu’en définitive, ils faisaient pas tellement flics du pouvoir. C’étaient des types comme lui, des hommes de l’ombre et pas seulement des fleurs de burlingue ; leurs anémies ils se les chopaient pas seulement à la lumière des néons ou sous les lustres à facettes de la préfecture, mais aussi en traînant un peu partout et en zonant un maximum.
— Vous voulez un coup de raide ?
— Pasque t’as de la gnôle, s’indigna Perrier. Où elle est, ta licence IV ?
— Arrête ta misère, dit Fatah. C’est à titre gratuit…
Il sortit trois quarts de l’armée. Le vent pinçait et les deux flics avaient les mollets et les pieds gelés. Ils se mirent à battre la semelle, le visage renfrogné dans leurs cols relevés. Une Simca 1100 passa en ferraillant, puis deux grosses bagnoles qui faisaient visiblement la course.
Ils burent le coup, à la prospérité des truands.
Puis Fatah s’activa dans son coin et la viande hachée se mit à grésiller entre les deux plaques du grill électrique, et à fumer doucement. Au dernier moment, Fatah cassa des œufs. Il se mouvait avec une agilité de chat, bien qu’il eût la corpulence et la grande bouille plissée et avenante de Carlos. Le chanteur, pas l’autre. L’autre, à part le béret, on ne savait pas trop à quoi il ressemblait.
Fatah portait une belle barbe noire, pleine de frisettes cuivrées et d’agaceries, un accessoire pileux qui se fût fort bien accommodé de la houppelande et du huit reflets, à la fois enjoué et solennel, et qu’il arborait comme une oriflamme.