Ils reburent le coup, pendant que Fatah disposait des assiettes en carton, des gobelets et des couverts en plastique devant eux. Ils étaient un peu moins gelés.
— Hé, hé !… fit Schneider. Kirsch, hein Fatah ? et pas du boutonneux impubère. Du costaud. Du vieux routier…
— D’la goutte de chez moi, dit Fatah en s’accoudant en face d’eux. (Il fit glisser une corbeille de pain à leur portée et les regarda manger. Il n’était pas difficile de voir que les deux poulets avaient l’esprit ailleurs. Fatah sortit une bouteille de rouge sans bouger d’un millimètre, passé l’épaule droite, et remplit à demi les gobelets.) Pinard maison, les mecs…
Les deux flics hochèrent la tête en même temps, la fourchette en l’air. Fatah replanqua la bouteille sous le comptoir.
— Vous êtes sur qui, en ce moment ? interrogea-t-il à mi-voix.
— Jethro, dit Schneider. Excellent, ton pinard, mec.
— Ouais !… Qu’est-ce qu’il a fait, Jethro, d’après vous ? demanda Fatah.
— L’a buté un mec, dit Perrier la bouche pleine.
Il s’extirpa un cornichon à peine plus gros qu’une nouille d’entre les dents et en examina le bout mâchouillé avec une patience infinie, puis il hocha la tête et se le fourra à nouveau dans la bouche sans se départir d’une mimique incrédule. Il n’avait jamais bouffé de frites aux cornichons.
— Ah ! merde, dit Fatah. Cette enflure me doit deux cents sacs. Qui c’est qu’il a descendu ?
Schneider tourna vaguement la tête dans la direction du lac, qu’on ne distinguait plus guère, derrière l’écran des buis et des tamaris. Ils avaient passé une bonne partie de la soirée à se farcir des macs et des putes, des tantouzes et des camés, un ou deux disc-jockeys qui s’apprêtaient à aller prendre leur service, des patrons de boîtes et des marchands de sommeil, ça n’avait pas duré plus d’une heure et demie, mais ils en conservaient l’impression d’une interminable promenade dans le noir. Ils avaient beau être aguerris, endurcis, ils en avaient marre. Fatah et sa baraque à frites, c’était presque pour eux un rayon de soleil dans tout ce fatras de merde.
Et il fallait que Jethro revienne sur la sellette.
— Mayer, dit Schneider à contrecœur.
— Jethro ? Jethro, buter Mayer ? s’exclama Fatah.
Du coup, il s’était redressé sur ses bras tendus et son gros ventre reposait à peine sur le bord du comptoir. Il hocha la tête de droite à gauche et de gauche à droite, sans les quitter des yeux.
— Vous patinez dans la semoule, les mecs, dit-il lentement. Jethro peut pas avoir buté Mayer. Ça n’a aucun sens, votre histoire.
— Pourquoi ? demanda Schneider.
— Il bossait pour lui, bande de ploucs, dit Fatah. Voilà pourquoi…
Les deux flics mirent plusieurs secondes à se faire à l’idée qu’ils venaient de se faire traiter de ploucs, mais comparé à d’autres gentillesses qu’on leur balançait à tout bout de champ, sans compter les compliments qu’on leur appliquait à la truelle et les vacheries qu’ils étaient bien contraints d’encaisser sans rien dire, c’était pas un point de côté. En revanche, ils mirent beaucoup moins de temps à digérer ce que Fatah leur avait dit : que Jethro travaillait pour Mayer et qu’il lui devait deux cents sacs. Schneider repoussa son assiette.
— Où on peut le trouver ?
— Il vit avec Malou Stéphan.
— On y est allés, il y est pas.
— Rue du Stade…
— Non, dit Perrier. Il s’est tiré dimanche.
— Chez la femme Chevallier.
— Non, dit Schneider.
— Ah ! merde, dit Fatah. Un moment, il créchait avec d’autres merdeux, à la ZUP du Lac, mais je crois bien que l’office a fini par les foutre dehors…
— Qu’est-ce qu’il faisait comme boulot, chez Mayer ?
— Il servait de rabatteur, dit Fatah. Un boulot plutôt cradingue. Mayer organisait des soirées spéciales, chez lui ou dans sa maison de campagne, rien que du beau monde, trié sur le volet. Jethro lui dénichait des nanas… (Il soupira et se gratta l’oreille.) En fait, c’était plus compliqué que ça.
Il sortit un paquet de Chesterfield et en alluma une. Il exhala une bonne bouffée de fumée grise et se passa le gras du pouce sous le nez.
— Plus compliqué ? dit Schneider.
— Ouais ! en fait, c’était un truc qui se faisait par l’intermédiaire de sa nana, Malou…
— « Nina Hagen », dit Perrier.
— Si vous voulez, accorda Fatah. La fille Stéphan. Bon. Il lui passait le mot et elle racolait une gosse plus ou moins dans la merde, elle la baratinait et neuf fois sur dix la fille l’envoyait chier. Restait une fois sur dix. Vu le paqueson de fric, la fille marchait…
— Marchait pour quoi ? demanda Perrier.
— Pour aller chez Mayer, hombre, dit Fatah.
Il tira sur sa cigarette, les paupières serrées. Il n’y avait plus la moindre trace de bienveillance sur son visage. Schneider posa les deux mains à plat sur le comptoir et son regard gris erra un peu partout. Il n’avait terminé ni son verre, ni son assiette de frites et le jaune d’œuf n’avait pas tardé à figer.
— Pourquoi tu nous racontes tout ça, Fatah ? dit-il d’une voix sourde et lasse.
— Vous vous souvenez la gosse qui se camait, une fille qu’on appelait Angela Davis… Elle se faisait piquer au moins deux fois par semaine par les types des stups.
Les deux flics voyaient de qui il voulait parler.
— Elle est allée à une de leurs soirées et elle a failli clamser, dit Fatah.
Schneider alluma une Camel.
— Je sais bien qu’elle valait pas un clou, dit Fatah. Elle était pas trop mal foutue, mais elle cassait quand même pas des briquettes. Une paumée comme y en a des centaines autour des agences pour l’emploi. Elle s’en est jamais vraiment remise, même si elle avait ramassé deux unités pour fermer sa gueule.
— Ah ! dit Schneider.
— En mai dernier, elle est montée avec un pote chez elle, dans le chnord. Elle voulait revoir chez elle et le pote l’a emmenée. Elle a rien revu du tout. Le pote avait pris l’autoroute avec sa grosse Kawasaki et la fille en a profité qu’il pissait un coup : elle s’est tirée en courant et elle a remonté un peu l’autoroute, sur cent ou cent cinquante mètres, avec les voitures qui roulaient à toute allure vers le sud. Elle a fini par se foutre devant un camion. Quand le type l’a vue dans ses phares, il a rien pu faire…
Fatah retira la cigarette de sa bouche et sa voix se fit plus sourde, moins résolue.
— Ça a fait comme un coup de canon, dans la cabine. On croirait pas, hein ! surtout qu’elle était pas bien lourde. Le type a dit, un véritable coup de canon. Les flics de l’autoroute ont interviewé le pote, certainement parce que c’était un jeune et un motard, donc un type doublement suspect, mais un pompiste avait vu la fille qui se dirigeait vers l’autoroute. Elle cavalait seule, personne ne la pourchassait… Voilà pourquoi, dit Fatah en guise de conclusion.
Schneider se massa les tempes. Perrier allumait une Gitane. Ils restèrent silencieux un bon moment, à rouler leurs propres réflexions dans leurs têtes. Il y avait quelque chose de pourri quelque part, puis Schneider revit sous forme de flash presque instantané l’image du douar napalmé dans l’Ouarsenis, avec ce petit corps recroquevillé qui ne devait plus mesurer que vingt centimètres de long, avec sa grosse tête calcinée, et ses petites côtes de moineau. Qu’avait-il fait alors, écœuré d’horreur et d’amertume ? Qu’avait-il fait de ses deux mains en conque ? Il n’était pourtant pas le sien.
Depuis combien de temps ça durait, toute cette merde ? Schneider tendit son quart à Fatah. Décrocher, oui, prendre une semaine ou dix jours de récupération. Laisser tomber. Il avait deux dossiers urgents en instance, deux commissions rogatoires présentant un intérêt réel, sans compter les vaines recherches que les autres pouvaient fort bien expédier à sa place — et l’affaire Mayer. Il but avidement. Il allait régler tout ça et descendre une huitaine de jours à Nice.