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C’est pourquoi, il était bon de prendre certaines précautions avant d’aller sauter quelqu’un : si possible rarement dans un lieu public, et dans tous les cas, jamais seul.

Schneider roulait à toute allure dans l’avenue du Lac, et la R16 ondoyait légèrement sur sa trajectoire, à cause du vent. Et de la vitesse, bien entendu. Il alluma une cigarette d’une main, sans cesser de cisailler à tout petits coups de volant, pour conserver le cap. Toutes les règles voulaient qu’il rentrât au Central, ou qu’il téléphonât d’une cabine pour récupérer du monde, car la fille pouvait être seule chez Freddy, ou pas, Freddy pouvait être là ou pas, ils pouvaient être armés — ou pas. Le policier ne savait pas qui était ce type qui se faisait appeler Freddy, et par conséquent il ignorait s’il avait ou non quelque chose à se reprocher — quelque chose qu’il pourrait juger suffisamment sérieux pour tirer, par exemple, à travers la porte sans hésiter au seul mot de Police.

Sans compter qu’une arme, ça commençait au couteau de cuisine pour se terminer au navire porte-engins, en passant par tous les types possibles et imaginables d’armes d’épaule et de poing…

Il s’y reprit à quatre fois pour freiner au bout de l’avenue, et la caisse embarqua comme si elle entendait arracher les pneus du macadam, puis il prit la courte bretelle d’accès très relevée qui menait rue Léon Blum et ralentit au niveau de la station Shell.

Des murs défilaient de part et d’autre, tandis qu’il cherchait une place où se garer, des murs recouverts de bombages et de graffiti plus ou moins obscènes, et d’affiches plus que passées. La grande majorité des commerces avaient progressivement fermé leurs portes et on avait remplacé la plupart des vitrines par des panneaux de contre-plaqué ou d’aggloméré.

Et pourtant le ciel était bleu et clair entre les tours, et le vent soulevait juste assez de papiers sales pour qu’on pût, convenablement recyclé, y imprimer le bottin des téléphones pendant trois siècles. Certaines des feuilles les plus hardies n’hésitaient pas à s’élever au niveau du premier étage, avant de se lancer dans de longs roulés-boulés successifs sur la terre battue des pelouses.

Schneider rangea la voiture à proximité d’une cabine téléphonique. Elle semblait en état de fonctionner, mais il n’hésita pas plus de trois ou quatre secondes : le temps de saisir ses lunettes noires dans la boîte à gant et de se les fourrer sur le nez. Puis il sortit de la voiture, retira vivement son manteau et le jeta sur la banquette arrière. Tout en tirant sur ses manches de chemise et en boutonnant soigneusement sa veste, il traversa la rue en oblique, grand type maigre et élégant, vêtu d’un complet bleu poudre, au visage dur et intelligent, le regard absent derrière les verres sombres des Ray Ban. La porte du 38 était ouverte à tous les vents et une grosse pile d’imprimés publicitaires avait été jetée en vrac dans la poubelle fixée au mur. Schneider fit les boîtes aux lettres, comme chaque fois et sans la moindre conviction. Sur la double rafale de boîtes, il y avait quelques plaques en laiton ou en cuivre, deux ou trois bandes de normographe qui avaient tendance à se décoller et des simples et banales étiquettes d’écolier — lorsqu’on n’avait pas tracé directement le nom sur la tôle à l’aide d’une pointe-feutre. Les portes des boîtes était peinte en orange vif. Sur la quatrième à gauche, en haut, coincée entre deux Portugais, Schneider remarqua que quelqu’un avait gravé légèrement Freddy dans la peinture, à l’aide d’un clou ou d’une clé de voiture, sans appuyer suffisamment pour érailler la tôle.

Le policier gravit les marches quatre à quatre. Arrivé sur le palier il se déplaça silencieusement, entrouvrit la veste et laissa pendre la main droite le long de sa cuisse. Et il gravit une marche, afin de ne pas demeurer dans la porte. Il sonna de la main gauche, légèrement, presque avec impertinence.

Le reste se passa en un instant. Une jeune homme au nez pointu et aux moustaches tombantes ouvrit, et il manqua prendre la porte dans la figure. Un grand type maigre et bien trop smart pour être un flic lui passa devant en retirant des lunettes noires.

— Freddy ? lâcha l’homme.

— Oui, dit le jeune homme.

Il ressemblait bougrement à Pierre Vassiliu et portait une sortie de bain en éponge bleu nuit. Quelque chose de pas mal cher, et qui devait venir de chez Léon Habilleur. Le type aux cheveux gris était déjà dans la chambre.

La fenêtre était large ouverte, et malgré la présence de la tour, en face, qui surplombait l’immeuble, la fille était nue comme la main, étendue sur le lit comme si elle avait pour unique fonction de marquer les quatre points cardinaux. Schneider sortit une Camel et contempla le spectacle. Il en avait déjà vu, et il savait comment c’était fait, mais en d’autres circonstances, et il devait reconnaître que si ça n’avait pas fait un dimanche, ça aurait quand même pu constituer un vendredi acceptable.

Ses longs cheveux presque blancs répandus sur la poitrine, la fille avait un sacré chien. Schneider se passa l’ongle du pouce sur la lèvre supérieure.

— Malou, hein ? dit-il d’une voix sourde.

Elle tourna la tête vers lui, sans esquisser le moindre geste pour couvrir sa nudité. Simplement, elle agita les doigts de pieds. Freddy « Vassiliu » les regardait tous les deux, l’un puis l’autre, comme s’il essayait de se faire une opinion. Le grand type fumait posément, adossé au mur. On ne pouvait pas dire vraiment qu’il souriait, parce que son visage maigre paraissait sculpté dans de la pierre dure, mais quelque chose élargissait sa bouche.

— Où sont vos fringues ? demanda-t-il aux deux jeunes gens, d’un ton qui interdisait toute velléité de résistance.

Elle pointa le menton vers la ruelle du lit.

Schneider se déplaça rapidement, sans les quitter des yeux, ni leur tourner le dos un seul instant. Il saisit une poignée de vêtements, la palpa et l’expédia en vrac sur le corps de la fille. Puis une seconde. Il n’y avait pas de chaussures. Ils avaient très bien pu les laisser dans l’entrée. La pièce était peu meublée, mais bien meublée, avec un lit, une commode en alu brossé avec une grande glace ovale et une armoire moderne en teck huilé. Les murs étaient recouverts de crépi blanc et il n’y avait pas de rideaux aux fenêtres, mais on ne pouvait pas dire que ça manquait vraiment : leur absence amplifiait tout au plus la clarté (sinon les dimensions) de la pièce, et rendait le spectacle plus commode aux voyeurs de tout poil.

— Allez debout, ordonna Schneider. Je vous emmène faire un tour au soleil… (Il se tourna vers le jeune homme.) C’est aussi valable pour vous, Freddy… Habillez-vous en vitesse, j’ai pas toute la vie.

La fille rassembla ses membres épars et s’assit en tailleur. La photo n’avait rien à voir avec elle. Comme bien des photos. Elle avait un visage très triangulaire et des yeux noirs et durs, une belle gueule de petite pute, tout à fait capable de vous crever les yeux à coups de talon aiguille, une belle gueule dure et avisée de petit carnivore.

Elle se gratta l’intérieur du genou d’un ongle laqué de noir et bâilla. Elle s’adressa au jeune homme, et elle avait la voix d’un type qui se serait fait cabosser la gueule dans des centaines de matchs bidons dans des salles cradingues, avant qu’on se décide à lui écraser le larynx à coups de talon. Une voix pas vraiment inaudible mais sans inflexion ni chaleur.

— Qui c’est ce mec, Freddy ? Elle cligna des paupières. Hein, Freddy, qui c’est ? Tu le connais ?

— Chais pas, marmonna le jeune homme. (Il regardait Schneider, exactement avec la même expression que s’il attendait que le policier le dépanne en lui fournissant les réponses.) Chais pas… Tu le connais pas toi ?