— Oui, dit Schneider.
— Personne ne bouge parce que personne ne sait en définitive ce qu’il y a là-dessous.
Schneider examina les dents de sa fourchette avec une sollicitude toute particulière. Il avait les oreilles pleines du cri du vent. Personne n’osait bouger, parce que personne ne savait au juste ce que Mayer avait laissé en héritage, ni sous quelle forme il l’avait laissé. Ni s’il avait eu le temps de prendre ses dispositions pour que l’héritage fût recueilli. Et si Mayer n’avait rien laissé derrière lui ? Rien de tout ce qui les effrayait tant, pas la moindre photocopie et aucun original, pas le plus petit négatif, ni la moindre cassette ? Et s’ils étaient tous en train de se monter le bourrichon pour des clopinettes ? Et s’il n’y avait rien ?
Schneider se tripota le lobe de l’oreille.
Il connaissait trop bien Mayer.
— Qu’est-ce qui te chagrine, Robert ? demanda le policier à mi-voix.
— Rien, en ce qui me concerne. (Il écarta les bras.) La transparence la plus totale. Pour être franc, je ne sais pas ce qui me chagrine et c’est cela qui m’inquiète. J’ai l’impression d’un coup, mais je ne sais ni d’où il vient, ni pourquoi. Ni comment. (Il rit avec amertume. Il avait l’air d’avoir appris l’amertume.) Ni s’il va tomber. Je ne sais pas… (Il reprit :) Je n’aime pas cette affaire, je n’aime pas ses acteurs, sans compter tous ceux qui restent dans l’ombre pour l’instant, en attendant d’entrer dans la danse. Pour être tout à fait franc…
— Oui ? dit Schneider.
— Pour être tout à fait franc, je n’aime pas non plus l’idée que tu en sois chargé.
— Eh bien ! dit Schneider.
— Pas pour les raisons auxquelles tu penses, dit Mounier. Cette affaire pue la charogne, tu sais. C’est une affaire sale.
— Pas plus que d’autres, dit Schneider du bout des lèvres.
— Nom de Dieu, dit Mounier, tu te rends compte, quand même, de ce que ça implique, non ?
Il jeta un coup d’œil à droite et à gauche et se pencha sur la table, l’expression inquiète. Schneider fumait placidement. Il paraissait installé dans son fauteuil pour un bon moment.
— Ouais ! dit-il au bout d’un moment. La Nuit des longs couteaux. (Il eut un sourire dur, sans nuance.) Ils les ont à zéro, hein !… dit-il d’une voix lente, comme s’il savourait chaque mot qui passait ses lèvres. Ils ne savent pas et l’attente est la pire des choses. (Il palpa sa poche intérieure gauche du bout des doigts, légèrement, sans paraître y attacher trop d’importance.)
Mounier le fixait.
— C’est ça ? demanda Schneider d’une voix incisive.
— Oui, dit Mounier.
— Y a un vieux principe de police, dit Schneider en s’accoudant à la table, et ce principe est simple : cherchez à qui le crime profite.
— Et c’est ce que tu cherches, à qui le crime profite.
— C’est ça, dit Schneider. Tu as une idée ?
— Oui, dit Mounier.
— Félicitations, dit Schneider.
— Toute la ville a une idée, déclara Mounier. Tous ceux qui la connaissent un peu après dix heures du soir.
Schneider étouffa un rire léger :
— C’était pas trop difficile, quand même ?
— Non, en convint Mounier. C’était pas trop difficile. Qu’est-ce qui a pu les décider à le supprimer ?
— Très simple, dit Schneider. On a un peu trop tendance, en notre fin de siècle technocratique, à oublier la valeur et l’efficacité de certaines méthodes simples… (Il glissa les doigts dans la veste et en retira une enveloppe administrative allongée, qu’il posa sur le verre de son interlocuteur. Il eut un sourire aigu, bref et coupant. Il y a des millions de raisons pour buter un type, Robert, des millions et des millions, mais elles se ressemblent presque toutes. Toujours le même genre de ressorts pour mettre en mouvement un homme.
— Ou pour le manipuler…
— Où est la différence ? demanda le policier d’une voix froide, le visage immobile.
— Mounier observait l’enveloppe en équilibre. Il avait une vague idée de ce qu’elle pouvait contenir. Tous les gens qui connaissaient la ville après vingt-deux heures auraient eu la même idée.
— Alors, dit Schneider, tu veux pas voir pourquoi il arrive qu’on fasse tuer un mec ?
— Non, dit Mounier. Reprends-la, Claude.
— Tu as tort, dit le policier. Tu rates quelque chose de chouette.
— Je m’en fous.
Schneider ricana distinctement, saisit l’enveloppe et s’en éventa le front avec négligence.
— Mayer avait déterré la hache de guerre, dit-il lentement. Il avait attaqué Ramsès en ciseaux : il avait mis dans la poche deux ou trois gros actionnaires du Twenty Flight, et en même temps, il lui a fait parvenir deux trois photos de sa Zizou… Tu imagines le genre ?
— Sans peine, dit Mounier. Mais enfin, c’était plus un secret depuis la fin de la Première Guerre mondiale…
— Qu’est-ce qui n’était plus un secret ?
— Ah ! merde, dit Mounier. Tu sais bien.
— Tu m’ fais penser à un asticot qui se tortille au bout de l’hameçon, observa Schneider. Toute la ville et le reste savait que Zizou est une gousse, mais c’est pas là que la détente a accroché… Zizou, ça fait partie des gorges chaudes et des envies rentrées depuis dix ans, d’accord, mais en 9 x 13 et en couleurs, c’est déjà autre chose. Il faut se remettre dans l’ambiance : Ramsès se faisait un sang d’encre avec sa boîte, il sentait bien que Mayer était en train de serrer la vis, et en plus, il reçoit un reportage photographique sur les mœurs dissolues de sa conjointe… Alors ?
— Je ne sais pas, dit Mounier. Tu crois que ?
— Je ne crois rien, dit Schneider d’un ton cassant. Il en réfère à son supérieur direct, et il lui montre les photos : au point où il en est, ça craint plus et ils savent tous les deux comment c’est fait, alors… Alors, il se passe un truc poilant. Il se passe que le sieur Gallien change de gueule, il blanchit et il dit merde, ce qui est chez lui le signe d’une intense émotion. Il fait tout cela à cause de la photo que Ramsès lui a collé sous le pif, dans son juste courroux… Tout le monde en reste comme deux ronds de flanc, parce que d’habitude Gallien est smart et réservé. Là, quand il arrête de blanchir, il dit simplement il faut buter ce type et il se tire.
Schneider rangea l’enveloppe dans sa poche.
— Le plus fantastique, c’est que la scène se passe devant quatre personnes, sans compter celle qui a eu la gentillesse de confier ses peines à un proche : dans la pièce, à ce moment-là, il y a Ramsès et Gallien, plus Josie-la-Dingue, la fille qui tient le bar en ce moment, une salope que Gallien a ramené de la grande ville et qu’il n’a plus su où fourrer quand il a compris qu’elle se piquouzait, et les deux premiers couteaux de la bande, deux connards qu’on n’a même pas encore eu le temps d’identifier et qui se baladent dans toute la ville à la recherche d’un autre type…
— Quel type ?
— Le type qui a buté Mayer. On a diffusé leurs signalements, mais ils sont glissants comme des anguilles, et jusqu’à présent, ça n’a rien donné.
— Pourquoi le cherchent-ils ?
— Pour le tuer, dit Schneider. Lui sait au juste qui lui a donné les indications pour buter Mayer. (Schneider eut un rire las, dépourvu de volume, un rire d’homme sans joie.) Ils le cherchent pour le tuer. La vieille histoire d’hommes qui courent après un autre homme pour l’empêcher de dire à d’autres hommes ce qu’il a fait à un homme. Quelque chose de dérisoire et de fatiguant…
— Et ils peuvent le trouver ?
Schneider fit oui de la tête, avec accablement. Ils pouvaient le trouver, auquel cas ils auraient à affronter Jethro et son .357 Magnum et bien qu’ils parussent costauds, le policier ne donnait pas cher de leur peau. Il pensa à « Nina Hagen » qu’ils avaient collée en garde à vue. Elle n’avait pas desserré les dents, pas plus pour l’interrogatoire sur son identité, que pour le fond : elle n’avait pas dit un mot. Pas un seul mot.