— Pas toujours, accorda Schneider.
Il fit un geste de la main, comme s’il balayait quelque objection du revers, un argument sans portée ni valeur. Il n’avait plus beaucoup de temps ni de courage. Il devait reprendre l’audition de « Nina Hagen » en rentrant. Il était presque certain qu’ils n’en tireraient rien de plus et ils n’avaient pas grand-chose à lui mettre sous la dent, sinon qu’elle correspondait à un signalement et qu’on l’avait vue trainer avec Jethro dans la Mercedes à Mayer.
Il devait reprendre cette audition et la traiter à fond, exactement comme s’il espérait en retirer des aveux et la relation précise, vérifiable, inattaquable, de ce qui s’était passé dans la maison de Mayer le vendredi soir.
Assis dans le fauteuil, la cigarette entre les doigts, il devait convenir qu’il n’en voulait plus. Perrier avait dit : rouler sur les jantes. Cela faisait bien trop longtemps qu’il roulait sur les jantes. Il n’en voulait plus. Il ne voulait plus reprendre l’audition. Il n’avait pas envie de sauter les deux autres connards. La simple idée de devoir le faire lui donnait envie de dégueuler. Courir, courir et puis taper à la machine, des heures durant, en avalant des sandwiches, des bières éventées et des gélules, et d’innombrables cafés bourbeux. Des litres et des litres de café et des boîtes entières de saloperies. Rien ne l’obligeait à cela, il n’y avait rien dans son statut qui le contraignît à tourner comme un dingue, à enfiler les heures de service les unes après les autres.
Il s’était trop impliqué dans toute cette merde.
Mounier l’observait avec attention.
— C’est Maréchal qui t’a affranchi, dit Schneider.
— Le Doc’ parle trop.
— Non, dit Mounier. Le Doc’ ne parle pas trop. Il m’a téléphoné il y a une vingtaine de jours et nous avons parlé de choses et d’autres, et il a fini par lâcher ce qu’il avait sur le cœur. C’était devenu trop lourd pour lui et il fallait qu’il le confie à quelqu’un, et c’est tombé sur moi. (Mounier prit une cigarette dans son paquet.) Je me fous de l’affaire Mayer, Claude. Je n’ai rien à me reprocher et rien à perdre, tu le sais.
— Je le sais, dit Schneider. Il y en aura peut-être un ou deux qui essaieront de profiter de la situation mais ça n’ira pas loin.
— Non. Pas loin. En revanche, ça n’est jamais drôle de perdre un ami.
— Sauf lorsque l’ami est déjà perdu, dit Schneider. Lorsqu’il s’est déjà perdu lui-même…
— Sors de cette affaire, Claude. Prends des repos récupérateurs ou tout ce que tu voudras, sors de ta cellule.
Schneider sourit. Sa cellule avait les dimensions de l’univers et il n’y avait qu’une façon de sortir, une seule manière de la quitter et son sourire indulgent signifiait qu’il s’étonnait un peu que Mounier ne l’eût pas déjà compris.
— Non, dit le policier. Nous allons les prendre, l’un après l’autre, maintenant. Ce sera comme un pull-over qui se détricote, une maille, un rang après l’autre. Du boulot de routine, du boulot gris et sans relief, et ils nous raconteront tout ou presque, et si nous avons assez de chance, ou assez d’habileté et de résistance, ils nous diront peut-être qui les a branchés sur le coup. Alors, nous referons la même chose, le même boulot de routine : nous convoquerons Ramsès, ou nous irons le chercher, ou bien encore il se présentera, flanqué d’un avocat ou d’une avocate, et nous recommencerons à taper à la machine, à poser des questions et à taper des déclarations… Voilà. Au bout du compte, il y aura une ou deux inculpations, ou plus, les geôles seront vides et on recommencera à tourner en ville. Parce que nous sommes payés pour cela…
Mounier comprit.
Il n’y avait guère que dans les feuilletons américains que la police était une exaltante partie de gendarmes et de voleurs. Dans la réalité, c’était un travail de fourmis, lent, incessant et passablement aveugle. Il comprit la lassitude de Schneider.
— Sors de cette affaire, insista-t-il cependant. Tu n’as rien à y gagner et beaucoup à y perdre.
— Peut-être, dit Schneider.
Il consulta son bracelet-montre.
Dans toutes les langues du monde, le geste avait le même sens.
— Café ? suggéra Mounier.
— En vitesse, alors, dit le policier.
Ils firent signe à l’un des garçons.
On s’empressa de desservir.
— Tu veux Gallien, dit Mounier. Tel que je te connais, d’une manière ou d’une autre, tu finiras bien par l’avoir. Mais lorsque tu auras fini par l’avoir, qu’est-ce que tu auras, toi ?
— Une excellente question, ricana Schneider.
La visière du heaume était retombée.
Mercredi — dix-sept heures cinquante
La fille fumait, les quatre flics fumaient et une ouate grise stagnait près du plafond improbable, dans la pénombre, mais ça n’avait pas beaucoup d’importance et Schneider faisait pivoter lentement son fauteuil, de droite à gauche et de gauche à droite, un pied dans un tiroir et le coude gauche sur le sous-main. Les trois autres poulets ne constituaient pas une menace, pas plus que n’en constituent des sacs de briques ou des tas de charbon.
L’audition durait depuis quatorze heures vingt, il avait fait beau, puis des nuages étaient montés rapidement dans le ciel et la pluie avait fait rage, et vers seize heures (à la première pause), le ciel était de nouveau bleu, frais et lavé et on pouvait apercevoir dans le lointain mauve une pathétique cheminée d’usine et son plumet gris incliné. Et des nuages étaient revenus, entraînant le soir dans leurs bagages, et par voie de conséquence la nuit, les feux de croisement et les lampadaires qui se reflétaient dans les trottoirs profonds comme des miroirs noirs.
Ça équilibrait, par rapport à l’horizontale.
Charlie Catala regardait la nuit et les griffures de la pluie sur les vitres, des petites scarifications d’argent fin et acéré. L’autre mûrie n’avait pas desserré les dents, et même à grands coups de saton dans la gueule, elle ne l’ouvrirait pas. Il était un flic suffisamment expérimenté pour savoir qu’elle ne l’ouvrirait pas.
C’était pas question d’omerta, parce qu’en ville, l’omerta, putain, c’était de la zoubiah, chose bavait sur machin et machin déblatérait sur truc, et ça n’arrêtait pas, à tel point que le plus dur, c’était de séparer le bon grain, incriminable, de l’ivraie, et que c’était carrément pas évident. Non, elle la fermait parce qu’elle ne voulait rien dire, pas question d’honneur ou quoi que ce soit de ce genre, elle ne s’affalerait pas, parce que ça n’était pas dans sa nature de se déboutonner.
Elle n’avait même pas ouvert la bouche pour l’interrogatoire d’identité, et tout juste pour demander si elle pouvait fumer. Elle avait écouté Sir Jack lui faire la morale, lorsqu’il était passé dans le bureau et elle s’était contenté de sourire durement à son départ, mais elle n’avait pas dit un mot.
Chapeau, pensa Charlie Catala.
En attendant, il était temps de se rendre au stand pour la rituelle séance de tir hebdomadaire, et Schneider ne semblait pas pressé du tout. Il continuait à pivoter doucement, avec une régularité inexorable de balancier.
— Le tir, chef, fit Charles.
— Ouais ! dit Schneider.
Il fixa la fille en se mordillant l’ongle du pouce.
— On va te redescendre en geôle. Si jamais il te revenait quelque chose, un détail… (Il arbora un sourire appliqué au rouleau à tarte.) On sait jamais… N’hésite pas, hein ?