— C’étaient les mêmes valises ? demanda Charles.
— Oui, dit Blondain. On avait retiré les étiquettes de contrôle caisse, mais c’étaient les mêmes, sauf qu’elles paraissaient extrêmement lourdes lorsque Ramirez les a chargées dans le coffre. Mayer les avait soulevées sans effort d’une seule main, mais lorsque Ramirez les a chargées, plus question : elles avaient l’air pleines de briques.
— Ouais ! ricana Perrier. Sept ou huit cents briques.
— Aviez-vous déjà remarqué ce genre de manège, auparavant ?
— Non, dit Blondain. En règle générale, Mayer rentrait la Mercedes au garage dès son retour, et parfois pour seulement cinq ou six minutes, et il avait tout loisir de charger et de décharger la moitié des archives départementales, sans attirer l’attention, s’il le désirait.
— Ramsès semblait être un habitué des lieux, remarqua Schneider.
— Ramsès ?
— Ramirez…
— Ah ! oui. Oui, en effet. Oui, dit Blondain. Avec des périodes avec et des périodes sans, mais dans l’ensemble, oui, il venait assez souvent voir Mayer et toujours dans ces heures-là, entre onze heures et minuit. Généralement, il rentrait aussi la BMW au garage, ce qui fait que si on ne l’avait pas vu entrer, il était extrêmement difficile de savoir s’il était là ou pas… Il est arrivé malheureusement que je le voie sortir sans l’avoir vu entrer, déplora Blondain. Rien n’est parfait, que voulez-vous…
— Oui, dit Schneider.
— Ou alors, il faudrait monter des quarts nuit et jour, n’est-ce pas ?
— Oui, répéta Schneider. Pour deux types qui étaient censés se tirer la bourre, ils étaient plutôt cul et chemise, non ?
— On l’aurait dit, en tout cas, hasarda Blondain.
— Avez-vous entendu des coups de feu, vendredi soir, entre vingt-trois heures et vingt-trois heures trente ?
— Non, dit Blondain d’une voix nette. Ceci étant, les murs de Mayer sont faits de bonne pierre et j’ai fait installer un double vitrage aux fenêtres, ce qui contribue encore à étouffer les sons…
Schneider tripotait sa cigarette. Ils avaient avancé, au sens qu’ils avaient mis la main sur un témoin capital, qui avait vu sortir le trio infernal de chez Mayer le soir du crime, après y être rentrés normalement à dix-neuf heures trente et des poussières, et que ces déclarations recoupaient point par point ce qu’ils avaient réussi à gratter en fouinant dans les coins.
Ils avaient encore avancé, en ce sens que les classeurs Blondain leur permettraient d’établir que le trio n’était pas inconnu de la victime, ce qui expliquait que Mayer leur ait ouvert la porte sans renauder.
Là où ils n’avaient pas avancé, c’était en établissant que Mayer et Ramsès se connaissaient bien, peut-être mieux que bien, et qu’ils étaient en relation fréquemment. Étrange pour deux rivaux. À moins que l’un ou l’autre eût décidé de finasser, et en ce sens, rien n’était pire qu’un ennemi lointain dont on ignore tout, ce qui revient à taper dans le brouillard.
Pour les flics de la Criminelle « B », Mayer était une grosse bête, un type connu (mais pas fiché) par l’O.C.R.B., un individu que les gens des Stups de Paris soupçonnaient de jouer un rôle de financier ou d’investisseur dans le trafic de drogue, un homme qui n’avait sans doute jamais détenu, ni même vu, le moindre flocon de neige de sa vie. Pour Schneider, Mayer était un type secret, méfiant, beaucoup plus intelligent que la majeure partie de ses collègues, et de surcroît une manière de don sicilien.
Ramsès, c’était un connard qui avait commencé comme deuxième gâchette à l’O.A.S. sous l’égide de Jésus de Bab’El’Oued, un gros con borné et brutal, mais pas spécialement dégourdi du bocal. Ramsès tout seul, Schneider ne le voyait pas essayer de doubler Mayer. Ramsès bien drivé, c’était tout autre chose, surtout qu’il disposait de Josie Frontera dans la place, et que c’était un pion d’importance. Ramsès n’avait jamais fait mystère qu’il bossait avec Gallien.
Sur le papier, le tandem Gallien-Ramsès ne faisait quand même pas le poids, face à Mayer. Aucun des deux n’était quand même assez cinglé pour s’attaquer à l’autre, bille en tête. À moins qu’ils aient soudain une bonne raison de tenter le coup par la face nord.
Ou s’ils avaient eu deux bonnes raisons ?
Les deux bonnes raisons, on pouvait très bien les trouver dans le contenu des deux valises. Schneider récapitula à haute voix, les trois flics l’écoutèrent attentivement, et Blondain avait porté son regard attentif sur le visage du policier.
— Ils ont dû finir par l’apprendre, ne serait-ce que par la fille. Elle a pu tomber sur le fric, un jour ou l’autre… On va essayer de se faire une idée de la manière dont le fric était livré chez Mayer, mais il est sûr qu’il ne devait pas y séjourner cent sept ans, à cause des intérêts en jeu. Josie-la-Dingue dégotte la planque, elle fait signe à Ramsès…
— Et l’autre confie le coup à ces trois cloches ? ricana Perrier. Tu rêves ? Au risque qu’ils leur soulèvent le pognon sous le nez si jamais Mayer se met à table ?
— Oui, reconnut Schneider, de ce côté-là c’est faiblard. C’est trop tiré par les cheveux. Sauf si Ramsès ne veut pas mettre ses hommes sur le coup. Admettons qu’il prenne le risque que Mayer parle, il a juste à contrôler la bande des trois…
— Il l’a tellement bien contrôlée qu’il en est encore à les chercher, objecta Dumont. Ça colle pas, cette affaire.
— Oui, dit Schneider. Seulement, qu’est-ce qu’il est venu foutre dans tout ce mic-mac, Ramsès ? Ils butent Mayer de leur propre autorité, les trois dobos. Bon. Mais Ramsès, qu’est-ce qu’il vient foutre dans le tableau, dix minutes après ?
— Trois minutes après, rectifia Blondain.
Il toussota. C’était plus excitant qu’Agatha Christie, de voir ces quatre flics en train de réfléchir, de les entendre converser à haute voix et échanger des hypothèses sur la question de savoir pourquoi Ramirez se trouvait là, au moment où il s’y trouvait. Il dit, d’une voix fluette :
— Et si tout cela s’était produit un peu par hasard ?
Schneider le fixa d’un œil absent.
— Oui, dit Schneider. Ou alors, Ramsès vient vérifier que le boulot est fait, et il tombe sur le fric. Comme à son habitude, il n’a pas d’arme sur lui et il n’en trouve pas chez Mayer, ce qui lui permet de conclure que les autres se sont servis. Alors, il laisse le fric où il est et il court chercher un de ses sbires pour couvrir le transfert.
Ça ne gazait pas non plus beaucoup. Le policier décida de s’en tenir aux faits.
Ils terminèrent l’audition, puis Schneider appela le procureur et rendit compte. Il apprit qu’une information allait être ouverte le lendemain matin. Il raccrocha et se passa deux doigts sur le front. En dépit de l’heure, Blondain était fringant et très détendu.
— Nous allons devoir garder vos documents, monsieur Blondain, dit Schneider.
— Aucune importance, sourit Blondain. Je ne pense pas que j’ai encore grand-chose à apprendre sur notre ami Mayer, n’est-ce pas ?
— Vous attendrez le prochain, sourit Charlie.
Il avait rendez-vous avec Evita, chez elle. Il y avait une éternité qu’il n’avait pas vu la femme, et d’une certaine manière, blague à part, elle lui manquait. Dommage qu’elle fût siphonnée. Elle faisait partie de ces gens qui ont un squelette dans le placard, sauf qu’elle, c’était plutôt un ossuaire qu’elle avait dans le placard, d’où un certain nombre de comportements plus ou moins aberrants, mais il avait fini par s’y habituer.