— À peine une seconde, monsieur. Le temps de traverser la salle à manger, et encore pas complètement.
— Madame, encore un renseignement ? Le monsieur infirme qui accompagnait la victime lorsqu’elle est entrée dans la pièce tragique, ce monsieur infirme, êtes-vous certaine qu’il était bien infirme, toujours infirme, encore infirme lorsqu’il a quitté la pièce ?
— Mais oui, monsieur, mais oui, bien entendu. Que voulez-vous dire ?
Fandor grommelait quelque chose, puis enfin se décidait à répondre :
— Je veux dire, madame, qu’on ne relève pas de traces sous la fenêtre. Donc, il est certain que personne n’est entré dans le petit fumoir et que personne n’en est sorti par là. D’autre part, étant donné qu’Hervé Martel a été tué d’un coup de poignard, il est bien évident que l’on ne peut pas attribuer le meurtre au manchot qui l’accompagnait. Un manchot ne donne pas de coups de poignard. Enfin, étant donné qu’il a fallu deux secondes à peine pour que le crime ait lieu, pour que l’on vienne au secours de la victime, il est bien difficile d’admettre que le manchot ait été un faux manchot. Il n’aurait pas eu le temps matériel de dissimuler ses bras, son crime une fois commis. Et pourtant, crédibisèque, comme Hervé Martel ne s’est pas tué tout seul, comme il n’avait personne avec lui que le manchot, la logique conduit bien à considérer que c’est le manchot qui est l’assassin.
La caissière produisit des bruits indistincts.
— Comment était-il ce manchot ? grand ? petit ? brun ? blond ?
— C’était un bel homme, répondit la caissière. Quant à ses cheveux, il m’est impossible de vous dire leur couleur car il gardait son chapeau haut-de-forme sur la tête.
— Mais où peut-il bien avoir passé, ce monsieur, je voudrais bien le voir.
Une demi-heure plus tard, Fandor quittait l’hôtel sans avoir vu l’extraordinaire manchot. L’infirme avait disparu, il n’était nulle part, personne ne l’avait vu sortir dans le brouhaha des premières minutes d’affolement.
— J’en donnerais ma tête à couper, disait Fandor, c’était Fantômas. Bon travail. Comment diable s’y est-il donc pris ?
13 – IRMA DE STEINKERQUE
À première heure, Nalorgne avait été convoqué à la Sûreté générale par M. Havard.
Enfin, le directeur de la Sûreté leva les yeux :
— Monsieur, dit-il, nous avons une mission à vous confier. Pour vos débuts dans la police active vous allez être chargé d’une opération assez délicate qui nécessite du flair et de l’intelligence. Toutefois si vous réussissez je vous en saurai gré et, suivant la façon dont vous procéderez, vous obtiendrez dans le personnel des inspecteurs une situation tout à fait avantageuse.
— Je vous suis reconnaissant, monsieur le directeur, de la confiance que vous m’accordez, j’espère m’en rendre digne, répondit Nalorgne.
— Depuis quelque temps, expliquait déjà M. Havard, nous avons reçu pas mal de plaintes émanant de maisons de commerce de la place de Paris. Un individu, un voleur, se présente aux caisses de ces maisons, le jour d’échéance, porteur de quittances fort bien imitées. Pour ne déterminer aucun soupçon il a l’audace de revêtir l’uniforme d’un garçon de recettes. Il s’est procuré, on ne sait pas comment, le détail exact de certaines grosses sommes régulièrement dues par ces maisons, il présente une quittance ayant toutes les apparences de l’authenticité, on effectue entre ses mains le versement de la somme, puis, quelque temps après, arrive le véritable encaisseur et l’on s’aperçoit que l’on a été victime d’une escroquerie.
Le cœur de Nalorgne s’emplit d’une joie secrète, celle du policier qui connaît l’affaire. M. Havard poursuivit :
— J’avais chargé l’inspecteur Léon de m’arrêter ce voleur, mais vous n’ignorez pas, monsieur Nalorgne, l’épouvantable accident dont il vient d’être victime. Notre infortuné collaborateur en a pour plusieurs mois avant de se remettre et il restera infirme toute sa vie. J’ai donc décidé de vous confier la suite des affaires qu’il avait entreprises. Mon secrétaire, tout à l’heure, vous remettra un dossier concernant ces vols et voici un mandat d’amener que je vous délivre avec le nom en blanc. Nous ne sommes pas, en effet, très fixés sur la personnalité du coupable. Toutefois, je vous signale, à titre d’indication, que les soupçons de Léon s’étaient portés sur un individu assez connu en ce moment dans le monde de la galanterie pour y dépenser pas mal d’argent et que l’on croit avoir été domestique autrefois dans des maisons bourgeoises. Ce serait peut-être un certain cocher du nom de Prosper dont la dernière place aurait été celle qu’il occupait chez un courtier maritime, précisément chez M. Hervé Martel, vous êtes au courant, n’est-ce pas ? Vous saisissez, n’est-ce pas, le rapprochement ? Vous vous rendez compte de la délicatesse qu’il faut employer dans cette affaire ? Si vous n’êtes pas absolument édifié sur la culpabilité de l’individu, sans le perdre de vue, évitez de l’arrêter tout de suite, pour ne pas l’effaroucher. Pour ma part, je ne vous cache pas que j’ai la conviction intime que cet individu, ce Prosper est non seulement l’auteur des vols dont se sont plaintes certaines maisons de commerce, mais que c’est encore lui qui a organisé l’extraordinaire guet-apens dont ont été victimes d’abord M. Hervé Martel, ensuite votre infortuné collègue, Léon. Ceci prouverait donc que nous avons à faire à forte partie.
Il faut bien vous convaincre de la culpabilité, si elle existe, du nommé Prosper, et ensuite établir s’il est l’auteur des vols et des crimes que nous recherchons.
Nalorgne baissa la tête. Il était si absorbé dans ses réflexions que M. Havard s’en aperçut :
— Eh bien, fit celui-ci, à quoi pensez-vous ?
Nalorgne se ressaisit :
— Je réfléchis, monsieur le directeur.
— Eh bien, allez réfléchir ailleurs, car j’ai du travail.
— Bien, monsieur le directeur.
***
— Sale affaire, grommelait, en quittant la Sûreté, l’inspecteur Nalorgne qui sauta dans un fiacre pour se faire conduire à son bureau de la rue Saint-Marc.
Il avait encore quelques affaires à régler avant de quitter définitivement, ainsi que Pérouzin, le local qu’ils avaient loué et dans lequel ils s’étaient livrés à diverses opérations plus invraisemblables les unes que les autres, jusqu’au jour où les deux associés avaient enfin obtenu ce qu’ils appelaient une « position sociale stable ».
— Sale affaire, grognait encore Nalorgne en montant l’escalier.
Lorsqu’il pénétra dans son cabinet, Pérouzin était au téléphone.
— Quelle gaffe est-il encore en train de commettre ? se demanda Nalorgne.
Pérouzin raccrocha le récepteur, puis, se tournant vers son associé :
— Eh bien, déclara-t-il, en voilà une affaire, nous n’avons véritablement pas de chance lorsque nous entreprenons quelque chose et que nous ne sommes pas guidés par Fantômas.
— De quoi s’agit-il ?
— Voilà, je viens de téléphoner à Cherbourg, à Mlle Hélène, pour insister auprès d’elle afin de conclure rapidement cette fameuse affaire de mariage. Vous comprenez bien, Nalorgne, que si nous pouvons traiter cela avant de quitter notre bureau il y aura une belle commission à toucher et je ne sais pas si vous êtes riche en ce moment, mais moi, j’ai joliment besoin d’argent.
— C’est absurde de continuer à s’occuper de cette affaire-là, elle ne réussira pas.
— Tiens, vous savez donc ?
— Je n’en sais rien, mais j’en suis sûr.
— Hélas, vous avez raison. Tout d’abord la jeune fille ne voulait pas venir à l’appareil, j’ai tellement insisté qu’elle a fini par s’y décider. Eh bien, comme vous le supposiez elle m’a envoyé promener, m’a déclaré que le moment n’était pas venu, mais là, pas du tout, de s’occuper de cette chose.