— Qu’est-ce que je vous disais ?
— Seulement, reprit Pérouzin, elle m’a appris du nouveau. Figurez-vous qu’Hervé Martel a été assassiné hier soir.
— Assassiné, par qui ?
— On n’en sait rien.
— Mon Dieu, songea l’ancien prêtre, pourvu que nous ne soyons pas encore chargés de cette affaire.
Cependant Nalorgne avait tiré de sa poche le mandat d’amener que lui avait remis M. Havard :
— Savez-vous, demanda-t-il, quel nom je dois mettre là ?
— Non, le mien ?
— Celui de Prosper.
— Sous quelle inculpation ?
— Les vols des maisons de commerce, et peut-être l’affaire de l’avenue Niel.
— Si vous arrêtez Prosper, il mangera le morceau.
— Que faire ? dit Nalorgne.
— Que faire ? répéta Pérouzin.
***
Une heure après cet échange de vues, Nalorgne et Pérouzin arrivaient rue Saint-Ferdinand et montaient à l’appartement loué au nom d’Irma de Steinkerque et dans lequel l’ancien cocher Prosper avait élu domicile, passant le plus clair de son temps avec sa nouvelle maîtresse.
Il était onze heures du matin lorsqu’ils sonnèrent. Une vieille femme de ménage qui venait leur ouvrir demeurait interdite à la vue de ces deux personnages, gravement boutonnés dans leur redingote et coiffés de chapeaux hauts-de-forme surannés.
— Des huissiers, dit-elle, et elle allait leur claquer la porte au nez.
Mais Nalorgne l’en empêcha :
— N’ayez aucune crainte, ma bonne dame, lui dit-il, nous sommes des amis de Madame et de Monsieur, nous voudrions bien les voir. Annoncez-nous.
Ils furent introduits au salon et, un instant plus tard, la femme de ménage revenait.
— Madame va venir. Monsieur est absent.
— Bonne affaire, dit Nalorgne, si Prosper n’est pas là nous gagnons du temps.
Irma de Steinkerque apparut enveloppée d’un grand peignoir rose, le visage couvert de poudre de riz.
— Excusez mon négligé, mes chers amis, déclara-t-elle, en saluant d’un bienveillant sourire Nalorgne et Pérouzin qui s’étaient levés, comme mus par un ressort à l’entrée de la majestueuse personne.
Celle-ci, après avoir reçu les hommages qui lui étaient dus en sa qualité de jolie femme, sonna la bonne :
— Apportez donc l’apéro, ordonna-t-elle, c’est le meilleur moyen de causer.
Puis, se tournant vers Nalorgne et Pérouzin, elle minauda :
— Vous prendrez bien un petit vermouth, n’est-ce pas ?
Irma de Steinkerque ajoutait :
— C’en est du bon. Prosper me l’a fait acheter et il s’y connaît. Au fait, c’est lui que vous veniez voir, sans doute ?
— Oui, mais vous aussi…
— Écoutez, fit-elle, ce n’est pas pour vous renvoyer, bien au contraire, vous me feriez même grand plaisir en acceptant de déjeuner avec moi, mais je dois vous dire que je serai toute seule, car Prosper est absent, absent de Paris.
— Ah, s’écrièrent ensemble Nalorgne et Pérouzin, qui se regardèrent alarmés.
Une même pensée, en effet, leur venait à l’esprit : du moment que Prosper était absent, cela corsait singulièrement les soupçons que les deux amis pouvaient avoir à son sujet, relativement à l’assassinat de M. Hervé Martel.
Diable, l’affaire devenait de plus en plus grave et Nalorgne, d’un signe imperceptible, fit comprendre à Pérouzin que celui-ci désormais devait se taire, éviter de prononcer la moindre parole compromettante.
Irma de Steinkerque, cependant, se faisait de plus en plus aimable. Et après avoir offert l’apéritif à ses hôtes, elle insista tellement que ceux-ci, qui n’étaient jamais hostiles aux économies, acceptèrent de déjeuner en sa compagnie.
— D’ailleurs, leur avait déclaré la jolie femme, avec une nuance de tristesse, croyez que votre présence me fera bien plaisir, car je vous avoue que je m’ennuie toute seule et je le suis souvent. Prosper est un drôle de type, c’est un gentil garçon, sans doute, mais enfin, il a des manières si bizarres.
Lorsque le déjeuner, un peu avancé, eut délié les langues et mis de la cordialité dans l’air, Irma reparla de son amant :
— Mais au fait, déclara-t-elle soudain, puisque vous êtes venus le chercher ce matin, c’est que vous aviez sans doute quelque chose à lui dire. Je ne sais pas exactement où il est, mais cependant, si vous y teniez, on pourrait savoir.
— Non, ne nous dites rien.
— Pourquoi ? demanda Irma.
— Parce que, dit Pérouzin, nous avons tout intérêt à ne pas nous rencontrer.
— Eh bien, vous êtes de drôles de types, vous. Vous venez, censément, pour voir un ami, vous avez l’air enchantés de ne pas le rencontrer, vous ne voulez pas savoir où il se trouve.
— Ça, dit alors Nalorgne, ce sont des mystères qu’il ne vous appartient pas d’approfondir. Je vous demande même une chose, c’est de garder le secret sur notre visite.
Steinkerque était de plus en plus intriguée. Nalorgne se rendait compte que pour ne pas éveiller les soupçons de son esprit, il fallait à toute force trouver un motif à leur venue. Mais ce motif ne se précisait pas nettement à son esprit. Et cette fois, ce fut Pérouzin qui sauva la situation :
— Vous nous disiez tout à l’heure, chère madame, combien l’existence perpétuellement seule vous était désagréable ?
— Oh, ce n’est pas tant d’être seule qui m’ennuie, c’est surtout de changer. Vous comprenez bien dans mon métier l’existence n’est pas toujours drôle. On fait sa vie avec un homme, on s’y habitue pendant huit jours, puis tout est à recommencer avec un autre. Moi qui suis au fond une femme tranquille, une femme d’habitudes, il me faudrait une affection durable.
— Je vois ce que c’est, il vous faudrait un mari ?
— Ça serait le rêve, naturellement, mais ça ne se trouve pas comme ça sur un bord de trottoir, les maris.
— Qui sait, on pourrait peut-être vous trouver ça.
Tant et si bien que les deux associés en vinrent à lui parler du vieux M. Ronier.
— Un petit vieux bien propre, voilà ce qu’il me faut, vous avez tout à fait raison, s’écria Irma enthousiasmée.
Et Pérouzin qui ne voyait pas plus loin que le bout de son nez, donnait à la demi-mondaine tous les renseignements possibles et imaginables sur le futur mari qu’il lui destinait. Mais, se disait Nalorgne, pendant ce temps, était-ce bien prudent de mettre en rapport Juve et la cocotte ? D’ailleurs, tant pis, le vin était tiré et Irma leur déclarait :
— Je vous jure bien que si cela réussit, je vous ferai un royal cadeau. Dix mille francs, au moins.
Pour remercier ses amis, elle voulait de toute force leur communiquer l’adresse de Prosper, et elle cherchait fébrilement dans un paquet de lettres, une enveloppe dont le timbre de la poste lui aurait indiqué la région tout au moins où il se trouvait.
Les deux autres ne voulaient rien entendre :
— Non, non, nous n’avons pas besoin de savoir où est Prosper, nous ne le voulons même pas.
***
Le lendemain, Jean vint dire à Juve :
— Patron, c’est une dame qui désire vous voir, elle prétend, comme ça, qu’elle est envoyée par l’agence Nalorgne et Pérouzin. Ce serait pour une affaire confidentielle.
— Parbleu, Jean, je sais qui c’est : une charmante jeune fille que m’envoient mes amis au sujet d’un mariage, car je ne t’ai pas encore annoncé, Jean, que je vais me marier. Comment la trouves-tu ?
— Qui, patron ?
— Eh bien, la charmante jeune fille qui demande à me voir ?
— Charmante, enfin, et jeune fille, c’est à savoir. Pour moi, j’aime autant vous dire, cette personne qui vous demande, avec les panaches qu’elle a sur la tête et le plâtre de toutes les couleurs qu’elle se colle sur la figure, je crois plutôt que c’est une vieille grue.