— Vous voyez, mademoiselle ? criait le lieutenant de Kervalac.
Mais une détonation l’interrompit, le claquement que produit un coup de revolver.
Un matelot posté à l’un des hublots de l’arrière hurlait déjà, affolé :
— Commandant, une torpille vient sur nous. Trajectoire directe. Commandant, on est foutu.
Ils étaient neuf, et tous les neuf, au mot de « torpille », eurent devant les yeux la vision effroyable de la mort affreuse qui les menaçait. Si la torpille atteignait L’Œuf, ce serait l’explosion formidable, le navire broyé, les hommes déchiquetés, à moins encore que la coque du petit bâtiment pût, par miracle, résister. Mais alors le sous-marin serait atteint dans ses œuvres vives. Il coulerait et, sur le fond de vase tout à l’heure exploré, il irait s’engloutir, vivant cercueil.
— À vos postes ! hurla Kervalac, sans même que sa voix tremblât. À la barre, timonier !
Puis il se précipita, il traversa la cloison étanche de l’arrière, courut au hublot d’où la vigie avait signalé la torpille. Elle n’était plus loin. Sa trajectoire, facile à déterminer, devait l’amener à frapper L’Œuf au beau milieu de sa coque. Son mécanisme d’horlogerie fonctionnait à merveille, elle avançait, elle progressait, elle était à quarante mètres, à trente, à vingt. La mort était inévitable. Le lieutenant de Kervalac savait que, dans la position où il était, L’Œuf ne pouvait se dégager. Au-dessus de lui, se trouvait l’un des pontons de renflouement. Devant lui, les cordes lestées par les caisses formaient une sorte de filet infranchissable. En dessous du sous-marin, enfin, les mâts du Triumph pointaient, prêts à le défoncer s’il se laissait couler.
La mort était de tous côtés. Le lieutenant de Kervalac choisit la mort brutale et franche de la torpille.
— Les vannes ouvertes en grand, hurla-t-il, les machines à toute vitesse arrière.
Alors, providentiellement, la manœuvre réussit. En même temps que le sous-marin coulait, il dévia obliquement. Dans sa chute, L’Œuf heurta l’un des mâts du Triumph, mais il réussit à le briser. La torpille frôla le petit bateau, ne l’atteignit point, et, à l’instant précis où L’Œuf toucha la vase, s’y engloutit à moitié, l’explosion formidable eut lieu. Le sous-marin fut secoué en un tourbillon irrésistible, la machine s’arrêta, faussée, le gouvernail cessa d’obéir, les hommes, jetés les uns sur les autres hurlèrent d’effroi.
Cramponné au blockhaus, le lieutenant de Kervalac cria un dernier ordre :
— Lâchez les plombs ! Lâchez les plombs !
16 – LE SUICIDE D’HÉLÈNE
Tout sous-marin comporte en effet un certain nombre d’appareils de sûreté, prévus par les ingénieurs pour remédier, dans la mesure du possible, aux accidents toujours à craindre. D’ordinaire la plongée s’effectue, tant en raison d’un alourdissement obtenu par le remplissage de soutes à eau, que par la manœuvre des gouvernails de profondeur. D’ordinaire, un sous-marin revient à la surface en refoulant, au moyen de pompes puissantes, l’eau garnissant ses soutes, en manœuvrant les gouvernails de plongée, mais on a prévu le cas où, les appareils ne fonctionnant plus, il peut être nécessaire que le bateau soit rapidement ramené à la surface de la mer. C’est pour cela que tout sous-marin comporte, solidement maintenus à sa quille, de très lourdes barres de plomb qui constituent, sous un volume réduit, un lest considérable. Une manœuvre facile permet de l’abandonner. Il importe peu, alors, que les réservoirs d’eau soient ou non évacués, il importe peu que les pompes fonctionnent, du moment que le plomb est lâché, le navire remonte tel un bouchon.
— Lâchez les plombs, avait crié le commandant de Kervalac, et les marins de L’Œuf, au milieu même de leur terreur bien compréhensible, gardaient encore assez de confiance en leur chef pour exécuter cet ordre. Dans le sous-marin désemparé, au milieu des instruments brisés, les hommes s’étaient précipités pour desserrer les boulons. Tandis qu’ils lâchaient les plombs, le commandant de Kervalac se hissait dans le petit blockhaus, son poste de commandement. La violence de l’explosion l’avait jeté contre le tableau de bord. Son front saignait, balafré, mais il ne sentait pas la douleur. L’angoisse lui tenaillait le cœur. Qu’allait-il se produire ? L’Œuf allait-il se relever, bondir à la surface ? Était-ce le salut, ou bien, dans quelques secondes faudrait-il se résigner ? Tombé de haut, précipité avec force, L’Œuf allait il s’enliser dans la vase ? Prisonnier du sol mouvant, allait-il demeurer là, par trente brasses de fond ?
Le lieutenant de Kervalac colla le visage au hublot de la tourelle. Le manomètre était cassé, aucun appareil ne lui permettait de se rendre compte des mouvements de son navire. Les projecteurs électriques eux-mêmes s’étaient éteints. Allait-on remonter ? allait-on rester dans la vase ?
Voix du second maître :
— Tout est paré, mon commandant. Mais je viens de casser les boulons. Un peu plus, les plombs ne fonctionnaient pas.
— Laissez aller.
Les plombs lâchés, le sous-marin vibra, frémit. Le long de sa coque de bronze aux formes effilées un glissement lent se fit entendre. On eût dit que quelque chose de soyeux frôlait la coque, qu’une caresse la faisait frissonner.
— Tout le monde à l’avant, cria le commandant, se persuadant que le navire avait dû toucher par l’arrière.
Mais un hourrah lui répondait. Avant même que la manœuvre eût été exécutée, brutalement, L’Œuf s’était redressé. Échappant à l’emprise des vases, il bondit à la surface avec une vitesse sans cesse accrue, à la façon d’un ballon qui s’enlève.
— Hourrah !
Les neuf hommes de l’équipage, qui, tout à l’heure, n’avaient même pas paru se rendre compte que la mort les tenait dans ses mains décharnées, applaudissaient à la remontée du sous-marin.
Très pâle, le lieutenant se contenta de donner les ordres nécessaires :
— Aux machines, battez avant.
— Les machines ne fonctionnent plus, commandant.
— Très bien, timonier, les gouvernails de plongée à l’altitude.
— Les gouvernails sont brisés, commandant.
Cela, c’était la réponse suprême. Dans quelques secondes, L’Œuf atteindrait la surface des eaux, mais ce ne serait plus l’élégant et rapide navire que le lieutenant de Kervalac était si fier de commander, mais une épave.
— À quelle heure la mer basse ?
— À minuit, commandant.
— Fort bien. Nous sommes en pleine mer descendante, nous irons au large.
Il ajouta, pour rassurer l’équipage :
— J’aime mieux ça.
Le commandant de Kervalac n’avait point fini de parler, que L’Œuf fit un tel bond qu’il renversa matelots et officiers. Le petit bateau, émergeant des profondeurs de la grande rade, avait dû arriver à une extrême vitesse à la surface, sauter presque à la façon d’un cachalot, puis retomber. Maintenant, la houle le prenait, le balançait, le secouait comme un bouchon.
Le lieutenant de Kervalac, résigné, se cramponnait au blockhaus, demanda :
— Le panneau d’avant fonctionne-t-il encore ?
— Oui, commandant.
— Qu’un homme de bonne volonté, alors, essaie de monter sur le pont et de faire des signaux. On nous verra peut-être des pontons de renflouement.
Un homme de bonne volonté ?
Les dix marins s’avancèrent.
— L’honneur au plus jeune, commanda en souriant le lieutenant de Kervalac. Le Goffic, allez prendre le poste de vigie.
— Bien, commandant.